Choisissons au hasard une photo – par exemple, celle de la tour Eiffel, glanée sur la page Wikipédia consacrée au monument parisienVoir la photo illustrant l’article de la tour Eiffel sur Wikipédia.

. Le fichier, en libre accès sur la médiathèque en ligne Wikimedia Commons, a été créé le 21 août 2010 par Julie Anne Workman, administratrice bénévole de Wikipédia – l’information m’est donnée par le site, qui consacre une page entière à cette seule image : temps d’exposition, ouverture, sensibilité ISO, longueur focale… Wikimedia retrace avec précision sa source, dont elle publie toutes les métadonnées, puisqu’une image numérique, aujourd’hui, ne vient jamais seule.

Tentons à présent de donner un peu plus d’« éclat » à cette illustration encyclopédique au moyen d’un logiciel de traitement de l’image – par exemple, l’application gratuite Pixlr-o-matic et sa sélection de filtres, de calques et de cadres numériquesEn savoir plus sur l’application Pixlr-o-matic.

. Première étape, l’arrangement des couleurs par une mise en scène numérique du bain révélateur, reproduit à l’écran avec un design skeuomorphique : dans un souci de reconstitution fidèle de l’« expérience » en chambre noire, le curseur crée même une onde simulant l’impact de la main sur la surface liquide… On optera pour un filtre noir et blanc, qui confère à l’image numérique l’apparence d’une photo argentique et accentue le contraste lumineux pour souligner la base du monument. Deuxième étape, la « patine » numérique, destinée à donner des effets de matière et d’usure : le calque « Métal », par exemple, vient ajouter une touche d’authenticité supplémentaire. Troisième et dernière étape, la suppression de ces bordures nettes et régulières jurant désormais avec l’image : l’effet légèrement déchiré du « Femton » fera parfaitement l’affaire.

En quelques clics, la photographie numérique qui illustrait l’article de Wikipédia est transformée en une image du fait argentique, à défaut d’être un cliché argentique véritable. Faisant fi de toute vraisemblance technique (elle constitue même un barbarisme technologique), cette image convoque l’imaginaire de la photographie d’un autre temps, mêlant des propriétés et des formes argentiques largement fantasmées. Cette « hyperphotographie », monstre hybride au croisement de l’argentique et du numérique, incarne la problématique liée à la remédiation du fait photographique : quels sont les enjeux esthétiques et heuristiques d’une telle manipulation ? S’agit-il de conférer à l’image une valeur ajoutée ? D’assurer le public de sa photographicité ? En manipulant l’image dans cette chambre noire numérique, pouvons-nous devenir photographes sans jamais avoir tenu en mains d’appareil photo ?

Un paradoxe caractérise aujourd’hui la remédiation photographique alors que le média numérique ne semble pas vouloir prononcer définitivement ses adieux à l’argentique et que l’argentique ne paraît pas non plus décidé à laisser le champ libre aux nouvelles technologies. Le concept de remédiation tel que forgé par Bolter et Grusin (2000) ne semble en effet plus suffisant pour qualifier la relation complexe qui s’établit entre le « vieux » et le « nouveau » média. De même, le raisonnement téléologique selon lequel nous avons tendance à penser l’histoire des médias paraît simpliste. Car au cours de cette remédiation paradoxale qui, loin d’entériner sa disparition, paraît le ranimer comme jamais, l’argentique n’est-il pas en train de se réinventer lui-même ? Quant à nos outils et à nos usages numériques, n’éclairent-ils pas sous un jour inédit l’histoire de la photographie, nous permettant de réévaluer les grands concepts de celle-ci ?