Mythologies postphotographiques

Éditorialisation et anamorphose

Éditorialisation et anamorphose

Servanne Monjour, « Éditorialisation et anamorphose », Mythologies postphotographiques (édition augmentée), Presses de l’Université de Montréal, Montréal, isbn:978-2-7606-3981-2, https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/10-mythologies/chapitre16.html.
version 01, 01/08/2018
Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)

Si l’on en croit la métaphore de Fred Ritchin sur l’ADN, le code informatique a mené la reproductibilité technique à une perfection que les premiers processus de mécanisation n’auraient pu espérer ni même soupçonner. « Reproductibilité » est-il d’ailleurs encore le bon terme, alors que la photo semble entrée dans l’ère du clonage ? N’allons peut-être pas si vite en besogne. Il est en effet impératif de désessentialiser le code à l’heure où l’image évolue d’abord dans un environnement numérique, le web. Car si ce milieu lui permet de se reproduire, il agit sur elle en retour. En 2014, l’artiste de rue Mark Samsonovich s’est amusé à pister sur le web la photographie de l’une de ses fresques, Water the FlowersEn savoir plus sur le projet Water the Flowers de Mark Samsonovich, 2014.

. De Twitter à Instagram en passant par Tumblr, l’image a subi une succession de recadrages, de compressions, de changements de formats, d’ajouts de filtres ou de citations… Virale, la photo avait muté tout en gardant une trace de chaque nouvel utilisateur ayant participé à sa réécriture. En d’autres termes, la photographie s’était anamorphosée à la faveur d’un processus d’éditorialisation qui est encore inachevé aujourd’hui, puisque l’image circule toujours en ligne.

Image animée réalisée par Mark Samsonovich retraçant l’évolution et la dégradation de Water the flowers en fonction des republications

Le concept d’éditorialisation invoqué ici est un néologisme récent, forgé à partir de 2004 pour désigner de nouvelles pratiques éditoriales issues des technologies numériques. Comme mentionné sur le site web du séminaire « Écritures numériques et éditorialisation », qui se tient chaque année depuis 2008 (sous la direction, notamment, de Marcello Vitali-Rosati, de Nicolas Sauret et de Louise Merzeau) :

L’éditorialisation est un processus complexe résultant des interactions entre des contenus (ou des ressources), un environnement technique (le réseau, les serveurs, les plateformes, les CMS, les algorithmes des moteurs de recherche), des structures et formats (l’hypertexte, le multimédia, les métadonnées), et des pratiques (l’annotation, les commentaires, les recommandations via réseaux sociaux). Ce processus d’organisation et d’agencement des contenus numériques est par essence ouvert et dynamiqueVoir le site web du séminaire « Écritures numériques et éditorialisation », 2008-en cours.

.

Si le terme éditorialisation fait l’objet d’un intérêt grandissant de la part des communautés de chercheurs et des institutions, sa définition n’est pas encore tout à fait arrêtée (Vitali Rosati 2016). Il témoigne cependant de la volonté et de la nécessité de faire dialoguer les praticiens (ceux qui construisent des outils, des plateformes d’édition et de gestion des contenus) et les théoriciens (ceux qui réfléchissent aux conséquences culturelles, ontologiques de ces nouveaux outils) afin de bâtir et de partager au mieux notre espace numérique.

L’éditorialisation désigne en effet « l’ensemble des dynamiques qui produisent et structurent l’espace numérique. Ces dynamiques sont les interactions des actions individuelles et collectives avec un environnement numérique particulier » (Vitali Rosati 2016). Ce dernier point, en particulier, est capital : parce qu’elle produit l’espace numérique (« numérique » étant compris dans une acception culturelle et plus seulement technique), l’éditorialisation participe en effet à la production du réel. Pour bien saisir la portée du concept d’éditorialisation, il faut en effet tenir compte de « la distinction entre différents environnements numériques – comme le web ou d’autres environnements connectés – et l’espace numérique, qui est le résultat de l’hybridation de ces environnements avec la totalité de notre monde » (Vitali Rosati 2016). À cet égard, le concept d’éditorialisation peut apporter beaucoup à notre réflexion ontologique :

[l]e fait de penser le geste de production des contenus numériques comme un geste de production de l’espace nous permet justement d’aller au-delà de l’opposition imaginaire/réel. Les pratiques, les discours et les technologies impliquées dans un geste d’éditorialisation ont comme résultat l’agencement d’un espace tout à fait réel, à savoir l’espace dans lequel nous vivons (Monjour, Vitali Rosati, et Wormser 2016).

L’espace est bien évidemment l’élément clé qui relie l’éditorialisation au concept d’anamorphose – et l’on soulignera au passage combien la réflexion théorique sur le numérique en est à son spatial turn. Mais là où le principe d’hybridation de l’espace, à force de tout mettre sur le même plan, finit par dissoudre la portée du concept d’éditorialisation au risque de lui donner une portée totalisante, l’anamorphose aime cultiver les tensions. Elle permet de s’extraire de la logique oppositionnelle qui caractérise le discours ontologique (imaginaire, virtuel ou représentation vs réel), pour lui substituer une logique cumulative. Éditorialiser, en ce sens, signifie produire des anamorphoses en contribuant à l’agencement d’une réalité multiple.

Mais quel rapport l’éditorialisation entretient-elle avec la problématique de la reconfiguration du regard contemporain ? Disons qu’elle nous permet de mieux comprendre les enjeux du « voir » dans un contexte où le paradigme de la représentation fait place au paradigme performatif : voir, c’est désormais aussi agir sur l’image. Voir est devenu concevoir, au sens littéral du terme. Bien sûr, la critique s’intéresse depuis longtemps déjà aux nouveaux modes de lecture numériques fondés sur un principe de navigation, qui doivent beaucoup d’ailleurs à la tradition du photomontage. George Landow ou encore George L. Dillon, pionniers des digital studies, soulignent ainsi depuis longtemps le lien entre les photomontages Dada et les hypertextes du web 1.0 :

The hypertext page has words and images linking to other words and images ; Dada photomontage is made up of bits of photos and other images along with words and phrases from the media, not “things” but signifiers. These signifiers are recomposed into a new whole but point always to another “page” from which they were snipped. So the Dada photomontage is like a sitemap – an image of one way all the fragments go together (Dillon 2000).

Les artistes de tous horizons (photographes, écrivains, vidéastes… ou un peu tout cela à la fois) ont ainsi investi le web pour créer des montages numériques qui s’inscrivent dans l’héritage des avant-gardes. DésordreAccéder au site Désordre de Philippe De Jonckheere, 2001.

, de Philippe De Jonckheere, compte parmi les exemples les plus réussis. Sur son site, l’auteur accumule les textes, les images, les sons, comme s’il tentait de capter et de transcrire le réel dans son ensemble ou, à tout le moins, de composer sa mémoire sur le web. À n’en pas douter, le projet a des accents pérecquiens. Sur Désordre sont aujourd’hui archivés des milliers de documents qui, comme le titre du site l’indique, ont échappé il y a bien longtemps à tout classement. De fait, Désordre est organisé (ou désorganisé) de manière à créer à chaque visite différentes expériences de lecture dont aucune ne peut véritablement prétendre à l’exhaustivité :

Le labyrinthe, qui doit se tisser au fur et à mesure de votre navigation, est en fait tri-dimensionnel, c’est-à-dire que non seulement les liens peuvent vous catapulter d’un coin à l’autre du site, mais souvent aussi ils ouvrent de nouvelles fenêtres de navigation comme autant de nouveaux dédales. Ces nouvelles fenêtres sont généralement amputées de leur barre d’outils, ce qui vous prive a priori des boutons de rafraîchissement de la page, et de retour en arrière, ceci est généralement intentionnel. […]

Des scripts aléatoires peuvent parfois vous aiguiller de façon hasardeuse. Cliquer sur le bouton de retour arrière, de rafraîchissement de la page (ou en utilisant les touches de fonction alt et flèche gauche et f5) ne vous aidera pas, puisque cela regénérera le script aléatoire. Le recours à de telles manigances est raisonné et concourre à la dimension de labyrinthe du sitePhilippe De Jonckheere, Désordre, 2001.

.

Dans Désordre, l’expérience de lecture est le fruit d’un processus d’éditorialisation constant et partagé : outre la structure labyrinthique dessinée par l’auteur, des scripts aléatoires ajoutent une part de hasard évidemment incontrôlable que le lecteur est invité à performer par ses actions en ligne. Fondé sur un refus ostensible de rationalisation, Désordre entend ainsi coller au plus près de la forme de nos existences, ces « labyrinthes dont certains méandres sont communs à d’autres dédales empruntés par d’autres (pas toujours contemporains d’ailleurs). Ces réseaux sont amenés à s’intercroiser à l’envi, pourvu qu’on ait l’intelligence de s’y perdrePhilippe De Jonckheere, Désordre, 2001.

 ».

Dans sa longue ekphrasis d’une navigation en ligne, Un mage en été (Cadiot 2010), Olivier Cadiot témoigne de cette expérience de lecture qui est en fait propre au web – un web dont les frontières n’ont d’ailleurs cessé de se brouiller ces dernières années. Après avoir été saisi par la photographie de Nan Goldin, Sharon in the River, entrevue dans les pages de son journal, Robinson cherche à en découvrir l’origine sur le Web :

Réfléchissons.
X in the River.
Quelle rivière ?
Où ?
Voyons voir.
À Eagles Mere, Pa.

[…] Il y a des milliers d’images.
Comme une galerie de peinture en cercle sur 27 km.
On met le spectateur au centre.
Envoyez l’histoire.
Ça défile. Les morceaux de noms se clippent les uns aux autres, comme avec ce jeu d’enfant où l’on assemble de petites briques à la vitesse de la lumière (Cadiot 2010, 45‑46).

Première étape, visualiser cette rivière où « Sharon » se baigne à partir de la légende indiquant « Eagles Mere, Pa » : des milliers d’images apparaissent à l’écran, formant une histoire animée des lieux. Opérons désormais l’expérience à notre tour, selon les mêmes termes de la recherche, en passant par Google Images. Aussitôt apparaissent des centaines de clichés, dont certains sont d’ailleurs insérés dans Un mage en été, comme une ancienne carte de la ville datée de 1920, mais aussi, un peu plus loin, la fameuse photo de Nan Goldin Sharon in the River à l’origine du récit.

Capture d’écran, recherche Google Images : « Eagles Mere, Pa. ». Deuxième rangée à droite : carte de 1920. Troisième rangée à gauche : « Sharon in the river », Nan Goldin

Eagles Mere (Pennsylvanie) se matérialise à l’écran sous la forme de cette mosaïque caractéristique de Google Images que Bertrand Gervais a qualifiée de « dictionnaire visuel » (2011). Le terme est bien choisi puisque ces images façonnent une carte d’identité du lieu. Cette identité est labile, dynamique, elle évolue en fonction des ajouts incessants de contenus sur le web, mais aussi des critères d’indexation des moteurs de recherche et de nos propres navigations. La même expérience, réalisée un peu plus tard, redessinera la ville autrement. Poursuivons à présent notre navigation en consultant les pages dont sont extraits les clichés de cette mosaïque. La vieille carte de la ville, datée de 1920, nous renvoie par exemple vers une base de données des cartes des États-Unis. De façon plus surprenante, le cliché de Goldin nous redirige désormais vers un compte-rendu de lecture… d’Un mage en été de Cadiot. En d’autres termes, Un mage en été participe désormais de l’identité d’Eagles Mere et se trouve mis en abyme dans cette expérience de navigation qu’il avait lui-même racontée : « [R]envoyez l’histoire » (2010, 46.).

Eagles Mere, Pa

Localisation d’Eagles Mere, Pa sur l’application de cartographie Google Maps.

Crédits : Google Maps

Source

Proposé par auteur le 2020

En anamorphosant la photographie de Goldin dans son roman, Cadiot aura donc participé à l’éditorialisation de la ville (sans même avoir, d’ailleurs, publié son texte sur le web). Ce qui signifie, en d’autres termes, qu’il aura contribué à sa construction. Si Eagles Mere est en effet cette petite ville de Pennsylvanie d’une centaine d’habitants, avec ses routes, ses commerces, ses habitations et sa fameuse rivière, elle est aussi, justement, la somme des récits, des images, des discours et des cartes de la ville, qui sont consacrés à tous ces éléments. À l’heure où se télescopent le réel et l’imaginaire, voir est bel et bien devenu synonyme de concevoir.

Dans son ouvrage Virus, parasites et ordinateurs (2015b), Ollivier Dyens prédit l’émergence d’un troisième hémisphère du cerveau humain : l’ordinateur. On n’a en effet cessé de montrer, tout au long de cette partie, combien la machine engage une nouvelle façon de voir et de percevoir le monde, révélant des aspects du réel encore inexplorés :

Les technologies informatiques agissent aujourd’hui non seulement comme des sens nouveaux, nous permettant de voir et de toucher des dimensions extraordinaires du microcosme et du macrocosme, dimensions auxquelles notre physiologie ne peut avoir accès, mais aussi comme filtres, interprètes et modules analytiques de ces dimensions. Les ordinateurs sont des yeux, des voix, des neurones, ils regardent le réel différemment, plus largement et plus finement que nous le faisons, et ils y appliquent une syntaxe non organique et non humaine. Les machines de l’information déposent sur le réel une pellicule qui leur est propre et que nous ne pouvons plus retirer. L’intelligence machine filtrera bientôt toute représentation, compréhension et modélisation du monde (Dyens 2015a, 12).

Si nos sens sont en effet en partie déterminés et construits par nos médias, doit-on vraiment considérer « l’intelligence machine » comme le résultat de la reconfiguration de notre regard à l’ère numérique ? Une telle conclusion ne manquera pas de susciter de nombreux débats.

En attendant, une chose est certaine : de la spectaculaire architecture de Google Earth jusqu’au microscopique pixel, en passant par les moteurs de recherche spécialement conçus pour les images, les dispositifs de vision numériques auront favorisé l’émergence d’une structure anamorphique de notre regard. Nous semblons de plus en plus apprécier ces paradoxes qui convoquent le passé dans le présent, le tout dans le détail, l’image dans le texte (à moins que ce ne soit l’inverse…). Ce regard anamorphique nous permet de dépasser, lentement, l’ancien dualisme imaginaire-réel qui a parasité le fait photographique depuis sa naissance, en l’envisageant selon un principe stigmergique, cette « dynamique d’aller-retour persévérante entre le géniteur et son produit » (Dyens 2015a, 20) décrite par Ollivier Dyens. Tandis qu’elle annule l’opposition entre des objets réputés « réels » et des objets traditionnellement conçus comme des représentations de l’ordre de l’imaginaire, l’anamorphose est amenée à devenir une forme structurante de la réalité. Ainsi reconfiguré par les dispositifs de vision numérique, notre regard pourrait peut-être, enfin, parvenir à voir et à concevoir un nouvel ordre ontologique.

Contenus additionnels

Site du Séminaire Écritures numériques et Éditorialisation

Site présentant le séminaire Écritures numériques et éditorialisation créé en 2008 par Gérard Wormser et Marcello Vitali Rosati.

Crédits : Sens Public, Chaire du recherche du Canada sur les écritures numériques

Source (archive)

Proposé par editeur le 2020

VIDEO ROOM 1000 COMPLETE MIX – All 1000 videos seen in sequential order! (2min51s)

Version complète du projet « I Am Sitting In A Video Room » montrant les 1000 itérations complètes de la vidéo.

Crédits : ontologist

Source

Proposé par auteur le 2020

Projet « I Am Sitting in a Room »

Présentation du projet « I Am Sitting in a Room » du compositeur de musique expérimentale Alvin Lucier.

Crédits : Wikipédia

Source (archive)

Proposé par editeur le 2020

« Le fait littéraire au temps du numérique. Pour une ontologie de l’imaginaire » par Marcello Vitali-Rosati, Servanne Monjour et Gérard Wormser

Article de Marcello Vitali-Rosati, Servanne Monjour et Gérard Wormser pour la revue en ligne Sens Public.

Monjour, Vitali Rosati, et Wormser (2016)

Source (archive)

Proposé par editeur le 2020

Références

Cadiot, Olivier. 2010. Un mage en été. Paris: POL. http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-0478-4.

Dillon, George L. 2000. « Dada Photomontage and net.art Sitemaps ». Postmodern Culture 10 (2). http://faculty.washington.edu/dillon/rhethtml/dadamaps/dadamaps2b.html.

Dyens, Ollivier. 2015a. « Introduction ». In Virus, parasites et ordinateurs, 11‑21. Parcours Numériques 4. Montréal: Presses de l’Université de Montréal. http://www.parcoursnumeriques-pum.ca/introduction-51.

———. 2015b. Virus, parasites et ordinateurs : Le troisième hémisphère du cerveau. Parcours Numériques 4. Montréal: Presses de l’université de Montréal. http://www.parcoursnumeriques-pum.ca/virusparasitesetordinateurs.

Gervais, Bertrand. 2011. « Réflexions sur le contemporain ». Carnet de recherche. Carnet de recherche. En ligne sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain. http://oic.uqam.ca/fr/carnets/reflexions-sur-le-contemporain.

Monjour, Servanne, Marcello Vitali Rosati, et Gérard Wormser. 2016. « Le fait littéraire au temps du numérique ». Sens Public, décembre. http://www.sens-public.org/article1224.html.

Vitali Rosati, Marcello. 2016. « Qu’est-ce que l’éditorialisation ? » Sens Public, mars. http://sens-public.org/article1184.html.