Mythologies postphotographiques

(Conce)voir l’image

(Conce)voir l’image

Servanne Monjour, « (Conce)voir l’image », Mythologies postphotographiques (édition augmentée), Presses de l’Université de Montréal, Montréal, isbn:978-2-7606-3981-2, https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/10-mythologies/chapitre11.html.
version 01, 01/08/2018
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Insatiable pourfendeur de la pseudo-transparence de la photographie, Joan Fontcuberta n’a cessé d’explorer les limites des différents systèmes de la représentation. Dans la série intitulée SémiopolisEn savoir plus sur la série Sémiopolis de Joan Fontcuberta, 1999.

, il s’est intéressé au cas de l’écriture braille, par laquelle les non-voyants accèdent à une activité de lecture longtemps réservée aux voyants. Sémiopolis met en scène les traductions tactiles de quelques textes majeurs de la culture occidentale : « L’aleph » de Borges (1967), L’origine des espèces de Darwin (1859)… Les prises de vue en plan serré avec une légère contre-plongée, sous une lumière rasante, déforment la page jusqu’à ce que le braille devienne illisible, à peine identifiable. L’œuvre cultive les paradoxes : si le voyant ne peut déchiffrer ni même reconnaître le langage adapté au non-voyant (tant la photographie en efface la forme originale), l’aveugle est à son tour privé de la représentation tactile du texte, remise à plat par la photographie. Voyants et non-voyants sont aveuglés. Mais ce torpillage du système du signe vient pourtant reconstruire une nouvelle image qui le contient et le dépasse à la fois : des paysages de science-fiction, le survol d’une station spatiale et, parfois, l’ombre de ses créatures fantastiques – dans la photo Origin of Species, par exemple, un insecte venu se poser sur la page, au bord du cadre, et dont la silhouette évoque la forme d’un vaisseau. Ces images, nées de la rencontre entre deux formes de représentation (qui se retrouvent comme « stratifiées »), s’apparentent à des anamorphoses dont les deux facettes, manifeste et latente, n’auraient pas été correctement dissociées. Des anamorphoses que même un miroir ne pourrait plus résoudre.

« Origin of Species (Darwin) », Sémiopolis, Joan Fontcuberta, 1999

Si le numérique n’a probablement pas fondamentalement changé la nature des images, il apporte en revanche un éclairage inédit sur le fait photographique : comme le fait valoir Fontcuberta, « le nouveau scénario épistémologique rend à l’image la linéarité de l’écriture ou de la peinture. La photographie se libère de la mémoire, l’objet s’absente, l’index s’évanouit. Le thème de la représentation de la réalité fait place à la construction du sens » (2005, 215). En d’autres termes, toute image est un tracé que nous pouvons considérer comme écriture plutôt qu’enregistrement. Longtemps considéré comme un principe fondamental de la photographie, l’enregistrement relève en vérité de ce que Fontcuberta appelle très justement le thème de la représentation. La série Sémiopolis en constitue une parfaite illustration. Chaque cliché participe à l’effacement d’une chaîne de référents – l’écriture braille, transposition tactile d’une première forme d’écriture visuelle, elle-même inscription d’un récit. Le principe de référentialité attaché au photographique est torpillé par une construction informe qui n’en fait pas moins image. On parlera, en ce sens, d’une structure anamorphique érigée sur le modèle de cette anamorphose « insoluble » à l’œuvre dans Sémiopolis. Cette structure – c’est l’hypothèse de cette partie – offre un modèle efficace pour comprendre nos images contemporaines qui, de plus en plus, semblent obéir à une logique du chevauchement : entre le code et sa traduction visuelle (qui n’est pas sans rappeler la relation unissant l’image latente au négatif), entre l’image et les discours sur l’image ou sur le média, mais aussi entre ce qui relèverait du « réel » et de ses « représentations ». Voir n’a plus tout à fait la même signification qu’avant, et notre manière de concevoir le réel s’en trouve à son tour affectée. Cette structure anamorphique est en particulier soulignée par l’apparition de nouveaux appareils de vision caractéristiques de ce que l’on a appelé la réalité augmentée (les logiciels de cartographie comme Google Street View ou Maps, les Google Glass, etc.), qui ajoutent à notre perception du réel une couche d’information supplémentaire (des commentaires, des évaluations, etc.). Elle se manifeste par ailleurs dans les nouvelles matérialités de l’image, désormais pensée en termes de pixels, de formats, de code informatique… L’image s’écrit, se rature, se récrit.

Si la relation qui unit depuis toujours voir et savoir avait déjà subi une transformation lors de l’invention de la photographieVoir Erika Wicky (2015 , 2010)

, les mutations du regard à l’ère numérique ont à leur tour de lourdes conséquences épistémologiques et ontologiques. Que signifient voir et concevoir à l’ère numérique ? Face à la multiplication des dispositifs plurimédiatiques où le réel s’expose et se surexpose jusqu’à se brouiller, face aussi à l’apparition d’un tout nouveau vocabulaire de l’image (pixels, fichiers RAW, formats JPEG ou PNG…), que regarde-t-on aujourd’hui « à travers » une photographie ? Et que nous font voir les images ? Les dispositifs numériques sont-ils en train de restructurer notre regard (d’un point de vue tant physique que conceptuel) ? Enfin, n’est-ce pas la frontière même entre le réel et le non-réel qui se redessine à présent ? Du fantasme panoptique réinvesti par les logiciels cartographiques à la folie du détail désormais pensé au pixel près, en passant par les logiciels spécialisés dans la manipulation des images, explorons les formes notre regard contemporain.

Contenus additionnels

« Borges et moi » par Joan Fontcuberta

Article de Joan Fontcuberta, traduit par Claude Bleton, paru dans la revue La pensée du midi (vol.2, n.2, p.52-59) en 2000 : l’œuvre « borgésienne » trouve ici un rebondissement spectaculaire avec l’aveu fait à propos du grand auteur argentin et de son œuvre, que l’auteur apparente à la culture de la vision.

Fontcuberta, Borges, et Bleton (2000)

Source (archive)

Proposé par editeur le 2020

François Soulages, « Les flux d’images à l’ère du numérique : mort ou Renaissance de l’image ? » (59min)

Conférence du philosophe François Soulages sur la place des images – de la télévision et d’internet (« sans-art ») ou revendiquées par l’art – à l’ère du numérique.

Crédits : Campus Condorcet, Canal-U

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Proposé par auteur le 2020

Jean-Marie Pradier, « La vue sous influence, entre vision(s), et regard » (1h13min)

Conférence de l’ethnoscénologue Jean-Marie Pradier sur le regard et la vision.

Crédits : Campus Condorcet, Canal-U

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Proposé par auteur le 2020

Performance Le Passage du désir (14min37s)

Textes de Cécile Portier et Pierre Ménard lus sur un montage de captures d’images provenant de Google Street View. Performance ayant eu lieu lors de la soirée Publie.net le 15 décembre 2011 à la bibliothèque Universitaire d’Angers.

Crédits : Cécile Portier et Pierre Ménard

Source

Proposé par auteur le 2020

Références

Borges, Jorge Luis. 1967. « L’Aleph ». In L’Aleph, traduit par Roger Caillois et René Durand, 224. L’imaginaire 13. Paris: Gallimard. http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/L-Imaginaire/L-Aleph.

Darwin, Charles. 1859. L’origine des espèces. Londres: John Murray, Albermarle Street. http://www.gutenberg.org/files/2009/2009-h/2009-h.htm.

Fontcuberta, Joan. 2005. Le baiser de Judas : photographie et vérité. Arles: Actes Sud. http://www.actes-sud.fr/catalogue/actes-sud-beaux-arts/le-baiser-de-judas.

Fontcuberta, Joan, Jorge Luis Borges, et Claude Bleton. 2000. « Borges et moi ». La pensée de midi, nᵒ 2: 52‑59. https://www.cairn.info/revue-la-pensee-de-midi-2000-2-page-52.htm.

Wicky, Erika. 2010. « La notion de détail et ses enjeux (1830-1890) ». Département d’histoire de l’art Faculté des arts et sciences, Montréal: Université de Montréal. https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/5164/Wicky_Erika_2011_these.pdf.

Wicky, Érika. 2015. Les paradoxes du détail: voir, savoir, représenter à l’ère de la photographie. Aesthetica. Rennes: PU Rennes. http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=3843.