Mythologies postphotographiques

L’archéologie de la chambre noire

L’archéologie de la chambre noire

Servanne Monjour, « L’archéologie de la chambre noire », Mythologies postphotographiques (édition augmentée), Presses de l’Université de Montréal, Montréal, isbn:978-2-7606-3981-2, https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/10-mythologies/chapitre1.html.
version 01, 01/08/2018
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Aujourd’hui, toute une génération au moins n’a jamais manié que des appareils photo numériques, voire rien d’autre que des téléphones portables équipés pour capter, envoyer et publier en ligne des clichés. Nos appareils argentiques sont relégués au placard ou, avec un peu de chance, exposés à titre de curiosité sur une étagère. L’argentique semble passé à l’histoire, et l’heure est à l’inventaire.

Fasciné par le travail des photographes en chambre noire, l’américain John Cyr, maître-imprimeur de formation, parcourt ainsi depuis 2010 les États-Unis à la recherche des bacs à développement dont les « propriétaires » ont marqué l’histoire, afin d’en proposer un inventaire photographique. Sa série Developer Trays comprend notamment le matériel d’Aaron Siskind, d’Edward Mapplethorpe ou de Sylvia Plachy, mais aussi des pièces datant des premiers âges du média, aujourd’hui conservées dans les muséesParcourir la série Developer Trays sur le site de John Cyr. Voir, en particulier, ce bac matériel issu de la Photo History Collection du Smithsonian’s National Museum of American History III.

. On peut facilement reconnaître dans le travail de Cyr – qui a d’abord choisi d’exercer le métier de photographe dans sa forme la plus artisanale, se spécialisant dans les procédures laborantines qui subissaient pourtant déjà de plein fouet la concurrence du numérique – une passion évidente pour la matérialité de la photographie et ses aspects techniques.

Developer Tray from the George Eastman Legacy Collection of the George Eastman House, 2011 © John Cyr. Voir l’ensemble du projet Developer Trays sur le site de John Cyr

Mais paradoxalement, ces clichés n’ont que peu d’intérêt documentaire, quand bien même certaines pièces ont une valeur historique évidente. Car en fouillant les laboratoires afin d’y dénicher des outils désormais négligés, Cyr parvient surtout à ériger le révélateur en objet esthétique singulier, métonymie du photographe et de son œuvre, symbole du fait photographique dont il souligne l’origine chimique et de l’imaginaire encore étroitement attaché à la chambre noire. Les cuvettes photographiées par Cyr sont difficilement identifiables, le dispositif esthétique choisi encourageant le spectateur à regarder au-delà du simple référent : les jeux d’éclairage font ressortir les couleurs vives de l’objet, et la prise de vue verticale à 180° le présente comme une page à déchiffrer. Ainsi peut-on lire ces bacs de révélation, qui auront conservé la trace, la signature de leurs photographes. Le matériel de Linda Connor par exemple, laisse clairement deviner la forme du film 8x10 avec lequel l’artiste a pris l’habitude de travailler. En conservant l’empreinte du photographe et des centaines de clichés passés au révélateur, le bac devient un objet singulier.

Linda Connor’s Developer Tray, 2011 © John Cyr. Voir l’ensemble du projet Developer Trays sur le site de John Cyr

Le travail de John Cyr semble déterminé par l’urgence d’inventorier une technique, un art en voie de disparition – conséquence directe de l’obsolescence de l’argentique. Usé, bosselé, décoloré, le bac photographié et exposé n’est pourtant plus seulement un vestige de la chambre noire : il en est une manifestation vive. Par sa démarche, Cyr lui reconnaît le même caractère indiciel qu’on a longtemps prêté à la photographie elle-même. Du travail de mémoire dédié au fait argentique, le projet glisse vers une tendance à la monumentalisation, à la reconstitution d’un imaginaire de la photographie, comme si le média argentique devait lui-même faire face à cet état simultané de présence et d’absence qu’il a toujours conféré à son référent. Un projet tel que Developer Trays (ou Darkroom de Michel Campeau, qui a quant à lui photographié des chambres noires du monde entierPour en savoir plus sur la série Darkroom (La Chambre noire) de Michel Campeau, voir cette présentation vidéo par Pascal Beausse pour le Centre national des arts plastiques :

vient revivifier ce que l’on qualifiera d’imaginaire de la révélation, d’autant plus persistant et manifeste qu’il semble aujourd’hui sur le point de disparaître en même temps que la technique argentique qui l’a fait naître. Le révélateur se trouve en quelque sorte révélé par le numérique, un format dans lequel Cyr retravaille ses images avant de les publier en ligne. Cette démarche hybride montre la persistance de l’imaginaire argentique, intimement lié à ce que le fait photographique a d’abord perdu dans la transition numérique : les procédures en chambre noire et l’aura mystérieuse, presque magique, qu’elles conféraient à l’image. Elle montre que la photographie, comme tout autre média, est le fruit d’une double construction, à la fois technique et discursive. L’appareil et ses pellicules importent tout autant que l’imaginaire et le mythe pour définir le fait photographique.

La révélation photographique constitue un cas paradigmatique de cette double – mais complémentaire, bien que parfois conflictuelle – construction du média, dont elle cristallise les problématiques ontologiques. Devant les nouvelles réalités du fait photographique, en plein processus de remédiation, la notion de révélation issue des premiers âges de la photographie constitue en effet un point névralgique de la transition de l’argentique vers le numérique. Nous aborderons donc les principales questions d’un imaginaire aujourd’hui en transition : comment la notion de révélation (ce concept théologico-littéraire fondamental que la photographie s’est approprié pour désigner l’étape la plus décisive du processus de développement des images) a-t-elle participé à la construction du fait photographique ? Quel rôle a pu jouer la littérature dans l’invention d’une idée de révélation de la photo, ou par la photo, et à l’inverse, comment la révélation a-t-elle redéterminé le fait littéraire ? Enfin, que devient ce paradigme de la révélation à l’ère du numérique, parfois qualifiée de postphotographique ?

Contenus additionnels

Site de l’artiste John Cyr

Site du photographe américain John Cyr, qui présente notamment la série Developer Trays.

Crédits : John Cyr

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Proposé par editeur le 2020-05-01

Artist Talk with John Cyr (Installed show 2012) (7min22s)

Dans cette vidéo, l’artiste John Cyr revient sur les raisons qui l’ont poussé à créer la série Developer Trays.

Crédits : Catherine Edelman Gallery

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Proposé par editeur le 2020-05-01

Michel Campeau, Avant le numérique • Life Before Digital (1min40s)

Le photographe montréalais Michel Campeau porte un regard subjectif et sentimental sur la culture matérielle héritée de la photographie avant le numérique.

Crédits : Musée McCord

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Dossier « L’invention littéraire des médias »

Dirigé par Thomas Carrier-Lafleur, André Gaudreault, Servanne Monjour et Marcello Vitali-Rosati, ce dossier de douze articles vise à souligner le rôle du fait littéraire dans la construction des médias.

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Proposé par editeur le 2020-05-01