Mythologies postphotographiques

L’esthétique du pixel

L’esthétique du pixel

Servanne Monjour, « L’esthétique du pixel », Mythologies postphotographiques (édition augmentée), Presses de l’Université de Montréal, Montréal, isbn:978-2-7606-3981-2, https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/10-mythologies/chapitre14.html.
version 01, 01/08/2018
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Qui achète un appareil photo numérique aujourd’hui s’entendra d’abord vanter ses mérites en termes de résolution de l’image. C’est en effet cet aspect qui détermine désormais la qualité d’une photographie, supposant une association implicite entre la bonne qualité de l’image et son degré de conformité au réel – son mimétisme, sa référentialité. La perfection se pense au pixel près… Contre cet effacement complet du média et de sa matérialité, le mouvement lo-fi et ses dérivés ont tenté de faire barrage en remettant au goût du jour les appareils argentiquesVoir la Partie II. La photographie à l’ère du numérique.

, au nom d’une certaine idée du photographique conçu comme « bruit » du média (soit la manifestation de sa matérialité : vignettage marqué, saturation des couleurs, défauts visibles de la pellicule, etc.) plutôt qu’enregistrement direct du réel (postulant d’ailleurs la transparence de celui-ci…). Mais le numérique n’a-t-il vraiment pas de « bruit » ? Sans les logiciels de vieillissement de l’image, n’est-il destiné qu’à produire des clichés d’une perfection lisse et sans relief ?

En vérité, le « bruit » s’est simplement déplacé à l’échelle du pixel. Un manque de luminosité créera ce que l’on appelle, dans le jargon technique, un bruit de chrominance (pixels aux couleurs aléatoires) ou un bruit de luminance (pixels à la luminosité aléatoire). Un matériel trop obsolète ou encore un défaut d’échantillonnage favorisera quant à lui l’apparition du crénelage, cette forme « en escalier » que l’on obtient parfois en agrandissant un peu trop un cliché. En règle générale, nous supprimons ces images jugées « ratées » – c’est du moins ce que la logique mimétique nous enjoint de faire. Car sans surprise, les amateurs comme les artistes se sont empressés d’exercer un usage esthétique du bruit numérique, transformant le pixel en véritable langage esthétique, au-delà de sa réalité matérielle et technique. Le crénelage, en particulier, a fait l’objet d’une appropriation très populaire (Beyaert-Geslin 2004), au point d’œuvrer comme une connotation des technologies numériques dont il rend hommage aux « origines » : on pensera au court-métrage PixelsPatrick Jean, Pixels, court-métrage, 2010.

de Patrick Jean – réadapté en blockbuster en 2015 avec moins de poésie et de succès critiquePixels, long-métrage réalisé par Chris Columbus, 2015.
Voir la bande annonce :


 – dans lequel les personnages des jeux vidéo des années 1980 (Pac-Man, Donkey-Kong…) envahissent New York dans une réalisation spectaculaire.

Pixels, court-métrage (2min59s)

Crédits : Patrick Jean

Source (archive)

Proposé par auteur le 2020-05-01

Inspiré de ce bruit numérique, une nouvelle forme de flou s’est développée tant sur le plan esthétique que sémiotique. Virginie Otth en offre un bel exemple dans la série Petites définitionsEn savoir plus sur la série de Virginie Otth, Petites définitions, 2009.

, réalisée à l’aide de téléphones portables obsolètes. Réinvestissant des formes canoniques de la représentation – notamment les portraits en buste, ou encore les natures mortes – cette série s’inscrit clairement dans une tradition picturale qui rappelle le travail des pictorialistes, et engage une réflexion épistémologique sur les technologies numériques :

La précision du médium se veut technique, je préfère l’apprécier d’un point de vue sémiologique. Ce travail des « petites définitions » utilise « la qualité moindre » des téléphones portables des premières générations en relation à la tradition du portrait en peinture. […] La perturbation du signal, le bruit de l’image (mauvais jpeg) diminue la lisibilité du sujet et renvoie au médium, c’est ce qui m’intéresse particulièrement. Cette technologie à destinée populaire nous donne une vision peu réaliste du monde par la dégradation due à la technologie rudimentaire de l’objet et paradoxalement, elle nous renvoie à une image du monde beaucoup plus abstraite que prévu. […] J’utilise son esthétique pictorialiste et le peu de précision des images pour sublimer mes sujets et combler le manque de définition par l’imagination et les références à l’histoire de la représentation (Otth 2017).

Comme il existe une tendance lo-fi marquée par l’argentique, le travail de Virginie Otth montre que nous avons d’ores et déjà créé un lo-fi numérique, signe d’une conscience de l’historicité des nouvelles technologies, dont le développement fulgurant a généré une obsolescence tout aussi rapide. À cet égard, le pixel est peu à peu devenu une métonymie, ou plus précisément une synecdoque de la photo numérique, dont il souligne la matérialité – celle des formats (RAW, JPEG, etc.) – ainsi que le caractère discret.

Ce qui distingue en effet le numérique de l’analogique, c’est notamment la nature discrète du premier (l’image numérique est échantillonnée, elle est constituée d’un assemblage de pixels, soit d’unités séparées entre elles, même si cette séparation est invisible à l’œil nu) par rapport à celle du second, qui est continue. Aussi, il subsiste une certaine incompréhension à l’égard du numérique, largement entretenue par l’industrie : l’image numérique n’est pas plus conforme au réel qu’une photo argentique, car elle repose justement sur un principe d’échantillonnage qui, aussi précis soit-il, demeure une modélisation du réel, comme la perspective classique en son temps. C’est bien cette modélisation que les artistes évoquent dans leur appropriation esthétique du pixel, qu’ils font dialoguer avec des traditions esthétiques plus anciennes. La pixellisation, conçue comme une forme de flou, relève en effet tantôt du pictorialisme, tantôt du pointillisme, ou même encore de la mosaïque… Bien évidemment, le terme « pixellisation » désigne ici une technique artistique au même titre que le pointillisme, par exemple : les artistes jouent avec l’image du pixel, à ne pas confondre avec la réalité technique de l’élément numérique. Si l’on observe à l’écran ces œuvres, un seul « pixel esthétique » sera lui-même composé de multiples pixels numériques. Ce que l’on qualifie ici de pixellisation, c’est ce jeu avec l’esthétique du pixel, qui s’inscrit donc dans une tradition artistique ancienne à laquelle sont associés de nombreux concepts – le détail et le punctum, par exemple. Ce qui signifie, comme l’a souligné Beyaert-Geslin (2004), que ces manipulations de la forme du pixel traduisent une « activité métadiscursive » signalant les transformations contemporaines de l’image. Aussi, en dépit d’une tendance qui consiste à calquer, techniquement et symboliquement, l’opposition net-flou sur le dualisme informatique-chimique, la notion de flou n’a rien perdu de sa teneur problématique. Mieux, elle s’appuie sur le pixel, ce gage d’authenticité donné par l’industrie, pour s’émanciper de l’injonction « nettiste » ou objectiviste. Cette tendance n’est pas propre aux arts visuels : elle a simultanément commencé à imprégner la mythologie de la photographie en créant de nouvelles métaphores pour remédier des concepts majeurs de la représentation, étroitement liés à l’histoire de l’argentique.

Ainsi, l’esthétique du pixel nous encourage à réévaluer un concept essentiel aux théories de la perception : le détail, qui a jadis cristallisé l’association entre la qualité de l’image, sa netteté, et sa valeur ontologique. Dans ses travaux consacrés à la question, Erika Wicky souligne combien

le détail est très vite apparu comme l’élément central autour duquel s’articulait toute comparaison avec l’image photographique. La notion générique de détail, présente dès les textes annonçant l’invention du daguerréotype, semblait permettre de décrire le plus adéquatement la singularité des images photographiques. Le détail s’est donc imposé comme un vecteur privilégié pour penser et décrire la photographie (2015, 43).

Véritable paradigme de la perception visuelle au XIXe siècle, le détail conditionnera doublement le pouvoir de révélation de la photographie. D’un point de vue mimétique d’abord, il est ce par quoi l’image photographique surpasse le regard humain, isolant des fragments temporels qui permettront a posteriori de révéler les détails du réel invisibles à l’œil nu – évidemment, les capacités et l’objectivité de l’image sont largement fantasmées : on a pu le constater dans le récit de Jules Verne, Les frères Kip (1903), où le meurtre du Capitaine Gibson est résolu (et les frères Kip innocentés) grâce à la photographie du cadavre, dans l’œil duquel le reflet de l’assassin véritable apparaîtVoir le chapitre 3 « Les inventions littéraires de la révélation » (Partie I. L’imaginaire de la révélation photographique).

. Le dessin d’illustration de Georges Roux qui accompagne ce passage dans la première édition de Hetzel est tout à fait révélateur : trois hommes observent, loupe en main, le cliché dans lequel repose la vérité, la preuve de l’innocence des frères Kip… La photo est si riche de détails qu’elle ne peut révéler tous ses secrets à l’œil nu : les enquêteurs ont recours à la médiation d’une loupe. Gage d’objectivité, le détail s’inscrit alors dans un paradigme mimétique qui remporte encore aujourd’hui un franc succès avec le numérique – on connaît bien cette scène, indispensable à tout scénario policier, de la photographie agrandie à l’aide d’un logiciel superpuissant pour révéler un indice capital…

« Eux !… eux !… les assassins de mon père ! » (Page 451) : Illustration par Georges Roux des Frères Kip de Jules Verne

Inversement, c’est aussi le détail qui vient révéler une photographie, comme le souligne Roland Barthes lorsqu’il formule le concept fondamental de punctum :

Dans cet espace très habituellement unaire [qu’est la photographie], parfois (mais, hélas, rarement) un « détail » m’attire. Je sens que sa seule présence change ma lecture, que c’est une nouvelle photo que je regarde, marquée à mes yeux d’une valeur supérieure. Ce « détail » est le punctum (ce qui me point) (1980, 71).

Aussi, le détail est révélé par l’image autant que l’image est révélée par un « détail » – ce dernier ne renvoyant plus tout à fait, comme l’indique chez Barthes l’usage des guillemets, à un impératif de précision ou de netteté, mais plutôt à une certaine idée de supplément, d’originalité propre à l’image. Et l’on a bien vu justement combien ce punctum s’était récemment éloigné radicalement du paradigme mimétique pour s’exporter du côté de la matérialité du média : le grain de l’image, les aspérités du papier, les défauts du film et, désormais, la pixellisation. Ce transfert depuis le référent vers le média signale le passage vers une logique de la perception de plus en plus anamorphique, où la matérialité des supports et des formats vient se surimprimer à l’image.

Agenda, Éric Rondepierre, 2003

Que ce soit dans sa dimension technique ou encore dans ses manifestations esthétiques et métaphoriques, le pixel aura d’abord modifié l’échelle de la photographie, déplaçant au passage les frontières du concept de visible. Dans ses AgendasÉric Rondepierre, Agendas, (2002-présent).

, l’écrivain et plasticien Éric Rondepierre rejoue l’un des plus grands paradoxes du détail : cette tension entre la partie et le tout. Deux formes de regard irréconciliables : au plus près de la chose, mais au risque de laisser tout ce qui nous entoure échapper à notre attention ; à distance, mais au risque de n’effleurer que la surface. Les Agendas sont des fresques photographiques spectaculaires, composées de centaines de photos prises chaque jour tout au long d’une année (entre 400 et 700 clichés), auxquelles se surimprime un journal,

écrit incrusté dans l’image comme un parasite sur la peau des figures retenues et qui gène leur reconnaissance. Réciproque-ment, les images réparties aléatoirement en mosaïque rendent la lecture du texte difficile. Il est tout à fait nécessaire que l’écriture d’un an et les 600 ou 700 photos prises en cours d’année soient fondus l’un dans l’autre, se brouillant mutuellementÉric Rondepierre, site de l’artiste.

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Sur la forme, les Agendas déploient l’esthétique du pixel en écho à la mosaïque : chaque photographie joue le rôle d’un « pixel », d’un élément de la fresque, finalement destinée à se brouiller complètement – trop de bruit. D’ailleurs, tous les dix ans, une métafresque est constituée, mettant en abyme les précédentes :

Le projet est plus vaste : faire une seule photo de dix ans qui comprendrait tous les agendas précédents. C’est là que j’atteindrais la matière qui me convient, la non-commune mesure entre texte et image atteignant son comble et formant ce bloc de temps illisible et invisible que tout être humain dépose quelque part avant de s’en aller (Rondepierre, Hoctan, et Orengo 2010).

Ces Agendas ne font pas que rejouer le paradoxe du détail : ils examinent aussi l’opposition quantitatif-qualitatif propre à nos amas de données, au big data. Ces gisements textuels et visuels sont-ils d’ailleurs irrévocablement illisibles, ou bien n’a-t-on simplement pas encore appris à les lire ? Peut-être sommes-nous encore analphabètes, comme le fait valoir Cécile Portier (2014), pour prendre pleinement la mesure de nos nouvelles écritures numériques.

Le flou numérique est doté d’une fonction heuristique fondamentale. Il joue sur la perception du spectateur, afin d’exercer son regard aux nouvelles technologies – mais aussi à travers ces nouvelles technologies. Joan Fontcuberta met en pratique cet exercice dans son ouvrage Datascapes (2007), entièrement consacré à l’image numérique. La couverture de Datascapes est illustrée d’une vue de détail du projet Orogénesis – cette série, évoquée plus tôt, pour laquelle l’artiste a soumis des œuvres picturales ou photographiques au logiciel de génération de paysages Terragen, qui conçoit des représentations hyperréalistes du territoireEn savoir plus sur Terragen et accéder au site officiel du logiciel.

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Couverture de l’ouvrage Datascapes de Joan Fontcuberta, VU et Photovision, 2007

Sur la couverture de l’ouvrage figure un extrait – une vue de « détail », justement – de la transformation de L’étoile noire (1957Paul-Émile Borduas, L’étoile noire, huile sur toile, 1957. En savoir plus sur cette œuvre.

), une œuvre d’expression abstraite du peintre québécois Paul-Émile Borduas. La transformation obtenue est d’autant plus surprenante que le logiciel vient en quelque sorte (re)référentialiser ou (re)rationaliser une image abstraite. En d’autres termes, Terragen traduit le tableau afin qu’il corresponde à l’exigence mimétique du logiciel qui, pour le coup, rappellerait presque le réalisme pictural du XIXe siècle. Mais Fontcuberta ne s’arrête pas là dans ses manipulations : cette vue de détail de l’orogénèse est retravaillée par ordinateur pour paraître pixellisée. Elle renoue ainsi finalement avec une tendance picturale impressionniste, tout en soulignant le travail de modélisation de l’image qui a permis sa fabrication. Par ce télescopage des références picturales, Fontcuberta rejoue l’un des plus importants débats de l’histoire de l’art : celui qui oppose le régime représentatif de l’art – défendant le principe de vraisemblance, de mimésis (sans toujours reconnaître que ces principes sont fondés sur une modélisation préalable du réel) – à un régime esthétique de l’art (Rancière 2003) qui privilégie au contraire l’expérience sensible (la réalité, c’est d’abord ce que l’on perçoit). Avec ces manipulations de l’image, Fontcuberta prend évidemment parti pour cette seconde conception. Mais il n’adhère pas complètement non plus à l’approche phénoménologique, car il montre que notre perception ne saurait être complètement « naturelle » : nos sens sont eux aussi le produit d’une modélisation, à laquelle les médias ont largement pris part.

Et en effet, cette couverture présente une dernière particularité : elle est, dira-t-on, rugueuse au toucher. Lorsqu’on regarde l’ouvrage de plus près en l’inclinant légèrement sous la lumière, on s’aperçoit que la couverture est recouverte d’un très léger gaufrage reprenant le code binaire informatique : une suite de 1 et de 0.

Détail de la couverture de l’ouvrage Datascapes de Joan Fontcuberta, VU et Photovision, 2007

Avec cette troisième image, Fontcuberta rejoue ainsi une vieille opposition apparente entre textuel et visuel – une opposition à l’origine de nombreuses problématiques esthétiques depuis l’antiquité et l’ut pictura poesis horatien –, auquel l’artiste ajoute une seconde dynamique tensive, opposant l’optique au tactile. Au croisement du textuel et du visuel, le gaufrage de la couverture de Datascapes évoque le principal bouleversement introduit par la technologie numérique : désormais, l’image est d’abord encodage, un assemblage de bits (un pixel contenant plusieurs bits) couramment représentés sous la forme de 1 et de 0 (une « image latente numérique »), qui sera visuellement traduit dans un second temps. Joan Fontcuberta rappelle ainsi que l’informatique, à l’origine, n’a pas été pensé pour être visuel, mais qu’il est bel et bien écriture : c’est le sens du terme digital, utilisé en langue anglaise.

À contre-courant de l’idée de dématérialisation, Fontcuberta propose une lecture optique-tactile de l’image numérique, dont le « bruit » devient doublement manifeste sur la couverture de Datascapes. D’une part, la pixellisation esthétique procède d’une décomposition de l’image, dont les détails apparaissent à leur tour comme autant de micro-images, réinvestissant cette esthétique en mosaïque qui oblige le spectateur à se placer en retrait pour compenser l’effet de flou. D’autre part, et simultanément, le gaufrage quasi inapparent de la couverture amène le spectateur à s’en rapprocher pour observer de plus près l’écriture, le code : les bits représentés sous la forme de 0 et de 1. Fontcuberta crée ainsi une expérience associant étroitement l’œil et la main, mais aussi les qualités haptiques de l’œil, et joue d’une possible polysémie du terme anglais digital (perdue dans la traduction française) dont l’étymologie rappelle aussi la main, les doigts. Il n’est sans doute pas inutile de rappeler, à cet égard, que le code informatique formalisé par une suite de 0 et de 1 est un système binaire, au même titre que le braille, dont la logique fondamentale repose sur la présence ou l’absence de points et pour lequel on a déjà noté la fascination de Fontcuberta. Comme dans SémiopolisVoir « (Conce)voir l’image » (Partie III. Le regard anamorphique).

, où le photographe parvenait, par un torpillage du système du signe, à en faire émerger l’imagéité, la couverture de Datascapes souligne le caractère arbitraire des unités numériques, bits et pixels, qu’elle utilise comme image autonome et auto-suffisante (et non seulement comme le code de l’image). Enfin, Datascapes constitue une autre forme d’anamorphose sans retour : une image certes décomposée par une super-position de pixels (techniques et esthétiques) et d’encodage informatique, mais dont la décomposition fait sens, fait œuvre.

L’esthétique du pixel joue d’un principe de remédiation qui en appelle aussi bien aux formes plastiques qu’aux formes poétiques. Réinvestissant l’imaginaire argentique, Anne-Marie Garat joue elle aussi avec ces « gros sels de pixels », comme elle les a rebaptisés, pour filer une métaphore de la mémoire – un sujet que l’on sait capital dans Programme sensible :

Sur le chemin qui mène à la maison Fären, je suis direct rendu, sans passer par la case Google Earth. Sans avoir à lâcher du lest, j’atterris sous la vastitude sombre des arbres. Pas besoin de Pegman pour marcher sur ce chemin forestier glacé de grand froid, blanc de page à écrire, je ne sais en quelle langue cela se présente. En laquelle s’articulent les unes aux autres les séquences, si elles sont des pensées, des visions, des souvenirs, des agrégats de grains, de pixels de brume ou de neige. Si elles m’appartiennent en propre ou sont un corps étranger à ma langue. Si la voix de Dee, glissant son venin à mon oreille, contamine mon cerveau ou celui de mon ordinateur. Incrédule, je contemple la densité physique et sonore de cet endroit saturé d’informations illisibles (2013, 42‑46).

Il faut bien le reconnaître : on se serait attendu à lire une critique sévère de l’image numérique chez Garat, auteure d’une œuvre photolittéraire profondément imprégnée de la pensée de Barthes et de l’imaginaire de la révélation (auquel elle a d’ailleurs apporté une importante contribution, avec Chambre noire (1990) ou István arrive par le train du soir (1999). Or si le héros de Programme sensible (2013) exprime parfois sa perplexité face aux nouvelles technologies, celles-ci n’en sont pas moins dotées d’un fort pouvoir heuristique, on l’a vu plus tôt. Garat propose ainsi une lecture fine et complexe de cette reconfiguration du regard contemporain, parvenant à intégrer à l’énonciation ce principe de modélisation qui caractérise l’image numérique. Une fois passée la fascination initiale pour les dispositifs spectaculaires, Jason en apprendra beaucoup quand il parviendra à décoder – presque au sens propre – « cette langue des bits à deux valeurs, zéro et un où l’horreur est enfin résolue, aseptisée, irréfutable dans sa pureté » (Garat 2013, 100). Il déconstruit alors le roman familial forgé par sa tante Dee pour cacher son crime : le portrait d’une famille heureuse dans sa petite maison dans la forêt, massacrée par des bandits sanguinaires. À la manière de Néo dans La matriceMatrix, réalisé par ‎Lana et Lilly Wachowski, 1999.
Voir la bande annonce :


, Jason remonte jusqu’à la modélisation de ses souvenirs : il gagne accès au code de sa propre mémoire, pour y découvrir tel un virus « la mémoire détraquée de tante Dee [qui pollue la sienne] d’avatars douteux » (Garat 2013, 100). Et tandis que se dessine le lien entre modélisation du souvenir et modélisation de l’image sur fond d’une métaphore de la mémoire désormais pensée en termes informatiques, la quête de Jason se transforme en entreprise de débogage.

Véritable métonymie de la photographie numérique, dont il met en évidence des caractéristiques techniques et ontologiques essentielles, le pixel fait l’objet de multiples appropriations à la fois plastiques, symboliques et métaphoriques. Compris comme une unité élémentaire de l’image, mais surtout comme une forme plastique, le pixel reconfigure le paradigme du détail autrefois déterminé par la photographie, et avec lui les frontières séparant les notions de netteté et de flou. Parce qu’elle réinvestit des formes plastiques et picturales qui excèdent le fait photographique – mosaïque, pointillisme et autres techniques picturales impressionnistes –, cette esthétique participe autant d’un effet de remédiation que de rétromédiation. Mais elle nous aide aussi à comprendre un peu plus la notion d’anamorphose : ces appropriations ont en effet toutes en commun de jouer avec les effets de matière et de perspective et engagent le spectateur à se déplacer pour construire l’image qui se décline alors à plusieurs échelles – non sans quelques paradoxes. À contre-courant de l’injonction de haute définition notamment défendue dans le discours industriel, le travail du pixel dénote un refus de rationalisation du regard contemporain (comme la perspective classique avait pu le faire en son temps) afin de s’attaquer, rien de moins, aux nouvelles modélisations du réel.

Contenus additionnels

Discret et continu : une définition par Marcello Vitali-Rosati (2min02s)

Marcello Vitali-Rosati, professeur de littérature et de culture numérique à l’Université de Montréal, explique la différence entre discret et continu.

Crédits : Marcello Vitali-Rosati

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Proposé par auteur le 2020-05-01

Conférence plénière d’Éric Rondepierre : « Par la bande » (1h02min40s)

Dans le cadre du colloque L’invention littéraire des médias organisé par la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques.

Crédits : Chaire de recherche sur les écritures numériques

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Proposé par auteur le 2020-05-01

« Par la bande » par Éric Rondepierre

Article d’Éric Rondepierre sur certains aspects de son œuvre photographique et littéraire, commencée en 1990.

Rondepierre (2018)

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Proposé par auteur le 2020-05-01

Présentation de l’artiste Éric Rondepierre

Crédits : Galerie Isabelle Gounod

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Proposé par auteur le 2020-05-01

Site du collectif D-Fiction

Crédits : D-Fiction

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Proposé par auteur le 2020-05-01

La voyageuse de nuit - Éric Rondepierre (6min31s)

Crédits : Vidéo © Isabelle Rozenbaum – Texte © Éric Rondepierre

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Proposé par auteur le 2020-05-01

Références

Barthes, Roland. 1980. La Chambre claire, note sur la photographie. Première édition. Cahiers du Cinéma / Gallimard. Paris: Gallimard; Seuil. http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Cahiers-du-Cinema-Gallimard/La-Chambre-claire.

Beyaert-Geslin, Anne. 2004. « Crénelage, capiton et métadiscours (où l’image numérique résiste à la ressemblance) ». Protée 32 (2): 75‑83. https://doi.org/10.7202/011175ar.

Fontcuberta, Joan. 2007. Datascapes. Québec et Séville: VU & Photovision. https://vuphoto.org/fr/livre/67/Datascapes/.

Garat, Anne-Marie. 1990. Chambre noire. Paris: Flammarion. http://www.anne-marie-garat.com/romans/chambre-noire/.

———. 1999. István arrive par le train du soir. Paris: Éditions du Seuil. http://www.seuil.com/ouvrage/istvan-arrive-par-le-train-du-soir-anne-marie-garat/9782020358781.

———. 2013. Programme sensible. Arles: Actes Sud. http://www.actes-sud.fr/catalogue/litterature/programme-sensible.

Otth, Virginie. 2017. « Petites définitions ». http://presque-rien.net/projects/petites-definitions/.

Portier, Cécile. 2014. « Traque traces, une fiction ». https://web.archive.org/web/20160504074130/http://petiteracine.net:80/traquetraces/map/node.

Rancière, Jacques. 2003. Le destin des images. Paris: La Fabrique. http://www.lafabrique.fr/catalogue.php?idArt=38.

Rondepierre, Éric. 2018. « Par la bande ». Sens Public, avril. http://www.sens-public.org/article1292.html.

Rondepierre, Éric, Caroline Hoctan, et Jean-Noël Orengo. 2010. « Entretien avec Éric Rondepierre ». D-Fiction. http://d-fiction.fr/2010/03/entretien-avec-eric-rondepierre/.

Verne, Jules. 1903. Les frères Kip. Paris: J. Hetzel. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65139741/f1.image.

Wicky, Érika. 2015. Les paradoxes du détail: voir, savoir, représenter à l’ère de la photographie. Aesthetica. Rennes: PU Rennes. http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=3843.