La désindexation du photographique
Servanne Monjour, « La désindexation du photographique », Mythologies postphotographiques (édition augmentée), Presses de l’Université de Montréal, Montréal, isbn:978-2-7606-3981-2,
https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/10-mythologies/chapitre9.html.
version 01, 01/08/2018
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La théorie de l’indicialité forgée à partir des travaux de Peirce (2001) constitue un moment majeur dans l’histoire de la photographie, dont elle a considérablement œuvré à la valorisation et à la légitimation. Il n’est cependant pas exagéré de dire qu’elle est devenue le principal écueil du fait photographique, en conférant à l’image un encombrant certificat d’authenticité qui paralyse encore bien souvent la réflexion sur le média. En faisant émerger de nouvelles pratiques, dont le photoreportage lo-fi n’est qu’un exemple parmi d’autres, le numérique change la donne et achève de démontrer l’obsolescence d’une théorie qui, rappelons-le, n’avait jamais remporté l’adhésion complète de la critique (Snyder 1983) ni même des photographes. Du côté des théoriciens, on mentionnera tout spécialement le travail de Joel Snyder qui, dès les années 1980 donc, pointait du doigt les apories de certains « ponts-aux-ânes de la réflexion théorique » hérités du mythe moderne de la représentation (un mythe où, évidemment, la littérature a un rôle essentiel à jouer). Tout récemment, Joel Snyder a d’ailleurs montré que nous n’étions pas tout à fait sortis de ces poncifs théoriques :
Il est curieux de constater que les théorisations de la photographie depuis les années 1960 et 1970 utilisent généralement les mêmes termes et font appel au même répertoire d’analogies. Ainsi, certains auteurs invoquent à l’envi des notions toutes faites comme automatique, reproduction, reproduction mécanique, trace, enregistrement, ontologie, indice, réalité (sans qualificatif), réalité physique et visuelle, et colportent les mêmes analogies : la photographie comme fossile, les empreintes digitales, les traces de pas, le pochoir, la décalcomanie, les masques de vie et de mort, les reliques, les vestiges. Il existe, semble-t-il, toute une communauté de théoriciens-spéculateurs qui n’éprouvent pas le besoin de rompre avec le passé, à moins qu’il ne faille comprendre qu’il existe une vision de la photographie partagée par tous, comme l’est le bon sens (2016).
Du côté des photographes, on s’intéressera en particulier au travail de l’artiste catalan Joan Fontcuberta, qui a fait de la désindexation des images le noyau de son travail plastique et théorique depuis les années 1980, soit bien avant le tournant numérique. Fontcuberta torpille ainsi depuis près de quarante ans l’imaginaire ontologique du média, montrant que la désindexation du photographique est en vérité tout aussi pertinente dans le cas de l’argentique.
Les dispositifs d’autorité de la photographie font l’objet d’une attention particulière chez Joan Fontcuberta, pour qui la photographie serait d’abord affaire de religion : au fond, l’enjeu est d’y croire ou pas. L’artiste n’hésite d’ailleurs pas à se définir comme un sceptique, par opposition au camp des « fanatiques ». Son point de vue se soustrait aux apories du débat ontologique traditionnel, préoccupé par l’essence de la photographie. Car à en croire Fontcuberta, le fait photographique est dénué de nature propre. Ou plus précisément, il est dans sa nature de ne pas avoir de nature, de se soumettre à des facteurs extrinsèques, à une « direction » qu’on voudra bien lui donner :
En dépit de tout ce qui nous a été inculqué, et de ce que nous pensons, la photographie ment toujours, elle ment par instinct, elle ment parce que sa nature ne lui permet pas de faire autre chose. Mais ce mensonge inévitable n’est pas le problème essentiel. L’essentiel, c’est l’usage qu’en fait le photographe, les intentions qu’il sert. L’essentiel, en somme, c’est le contrôle exercé par le photographe pour infléchir son mensonge dans une direction donnée. Le bon photographe est celui qui sait bien mentir la vérité (Fontcuberta 2005).
L’image serait-elle aussi menteuse que le prétend Joan Fontcuberta ? L’artiste catalan, en tout cas, connaît bien son sujet. Diplômé en sciences de
l’information, il a connu dans sa jeunesse la censure et la propagande du régime franquiste.
La vérité, finalement, n’est rien d’autre qu’une affaire de construction… De même,
une image n’est pas tant mensongère que mythomane, génératrice d’histoires, y compris de sa propre fable qu’elle n’a de cesse de réinventer.
Si elle doit être une trace, ce sera d’abord la trace d’elle-même, de ses propres
codes. L’œuvre que Fontcuberta construit depuis plus de trente ans consiste à investir ces codes pour mieux les
saboter de l’intérieur. En parodiant les formes d’autorité de l’image par une pratique
rappelant le « documenteur » (mockumentary, dont le cinéma et la télévision comptent de nombreux exemplesLe mockumentary ou « documenteur » est un documentaire parodique et fictif.
Voir par exemple les festivals qui lui sont consacrés :
- Festival du DocuMenteur de l’Abitibi-Témiscamingue ;
- Festival Documenteur On vous ment ! de Villeurbanne (France).
), Fontcuberta forge ainsi des dispositifs plurimédiatiques que l’on qualifiera de « mythomanies
documentaires ».
Au fondement du travail de Joan Fontcuberta, un seul et même constat s’impose : le documentaire est avant tout un genre, au même
titre qu’un genre littéraire. Il dispose à cet égard de codes esthétiques et narratifs
dont la rigidité formelle garantit une illusion d’objectivité et de rigueur, tout
en offrant à l’auteur un matériau idéal pour le pastiche et la parodie. Chez Fontcuberta, les mythomanies documentaires répètent un inlassable scénario : elles font état
d’une découverte scientifique ou médiatique majeure, étouffée par différentes « autorités »
compétentes en raison de leur caractère éminemment polémique et révolutionnaire. L’une
des premières mythomanies de Fontcuberta, Fauna (1987), présente ainsi les recherches du Dr Ameisenhaufen, éminent zoologue ayant
collecté et étudié au début du XXe siècle des animaux chimériques. Sur les photographies en noir et blanc, délibérément
et savamment tachées par Fontcuberta afin de renforcer l’effet d’archive, le Dr Ameisenhaufen examine une série d’animaux
hybrides et merveilleux tels que le Centaurus neanderthalensisVoir une photographie du Centaurus neanderthalensis sur le site du Los Angeles County Museum of Art (LACMA).
, un petit babouin monté sur un corps de chèvre, ou encore le Cercopithecus icarocornu, sorte de singe nocturne doté d’ailes de hibou. Plus récemment, l’exposition Hydropithèques (2012) revient sur les travaux du père Fontana, dont la découverte de squelettes
de sirènes dans la vallée du Bès, en France, pourrait résoudre l’énigme du chaînon
manquant dans l’histoire de l’humanitéEn savoir plus sur l’exposition Hydropithèques qui eut lieu en 2012 au musée Gassendi (Digne-les-bains, France) :
… Mais puisque ces scénarios seraient moins vraisemblables – et moins intéressants –
sans quelques péripéties et conspirations d’usage, ces découvreurs doivent rester
incompris ou persécutés par leurs contemporains : le Dr Ameisenhaufen est ainsi mis
au ban de la communauté savante et renvoyé de l’université, tandis que le Vatican
fait pression sur le père Fontana, contraint d’abandonner ses recherches. Il est alors
temps pour Fontcuberta et ses doubles journalistes ou scientifiques d’intervenir et de réhabiliter ces visionnaires
par l’exposition de leurs archives et de leurs travaux.
Joan Fontcuberta : Stranger Than Fiction exhibition trailer (2min16s)
Bande annonce de l’exposition de Joan Fontcuberta « Stranger than fiction », présentée en 2014-2015 au National Science and Media Museum (Bradford, Royaume-Uni), mêlant réalité et fiction, science et art.
Crédits : National Science and Media Museum
Proposé par auteur le 2020
Joan Fontcuberta : Stranger Than Fiction – Fauna (1min04s)
Joan Fontcuberta parle de sa série Fauna dans le cadre de son exposition « Stranger than fiction », présentée en 2014-2015 au National Science and Media Museum (Bradford, Royaume-Uni).
Crédits : National Science and Media Museum
Proposé par auteur le 2020
Afin de brouiller un peu plus les pistes, ces expositions principalement composées
de photographies, mais aussi de cartes, de maquettes, d’ossements ou même d’animaux
naturalisés, sont présentées dans des espaces muséaux sans aucun lien notoire avec
les arts. En 1989, Fauna fut ainsi installée au Musée de zoologie de Barcelone et, aujourd’hui encore, on
retrouve une partie du dispositif d’Hydropithèques en pleine nature, dans la réserve géologique de Haute-Provence à Digne. Si le dispositif
muséal sert de cadre initial à chacun des travaux de Joan Fontcuberta, ceux-ci se déploient par la suite en version éditée, l’objet livre constituant évidemment
un nouveau facteur de légitimation, au même titre que le musée ou la réserve naturelle.
Le travail de manipulation excède le trucage de la photo pour toucher à la sculpture,
à l’écriture, au cinéma, à la muséographie et même à l’édition. Dans la tradition
du livre d’artiste, ces ouvrages engagent un travail collaboratif et intermédial complexe
qui repose sur l’imaginaire ontologique du fait photographique, mais aussi sur les
frontières apparentes de l’objet livre. Les mythomanies documentaires permettent ainsi
de comprendre les fondements d’une « résistance » de la forme papier face au développement
de l’édition numérique : le dispositif éditorial n’est pas que le support de la fiction
(ou de la pensée théorique), il produit du sens et détermine notre lecture. C’est
notamment le cas de l’ouvrage doublement intitulé The Nature of Photography & The Photography of Nature (2013) : deux titres pour deux lectures, deux « sens » du livre – au sens figuré comme au
sens propre –, qui présente aussi deux couvertures. D’un côté, The Nature of Photography rassemble de courts essais théoriques consacrés à l’œuvre de Joan Fontcuberta. De l’autre, lorsque le lecteur retourne le livre, The Photography of Nature compile six mythomanies documentaires de l’artiste, des fictions scientifiques aux
accents darwiniens, depuis ses premiers grands succès – HerbariumSérie de photographies de type documentaire et scientifique de (faux) végétaux en
noir et blanc et en gros plan, 1984. Fontcuberta s’inspire ici du travail de l’artiste allemand Karl Blossfeldt (1928).
, Fauna – jusqu’à ses explorations plus récentes des potentialités de l’outil numérique – OrogénesisPour en savoir plus sur Orogénesis :
- lire l’article d’Andréa St-Germain, «Joan Foncuberta et Orogenèses : un simulacre
désiré» (2006).
- voir l’interview de l’artiste pour le Photo Edition Berlin 2012.
. Deux sens du livre pour amener le lecteur à penser l’influence de l’objet qu’il
tient en main – un bel objet dont la couverture en velours laisse supposer la préciosité,
rappelant à certains égards l’aspect de l’herbier ou du traité d’horticulture. En
dérogeant à la linéarité de l’objet livre, Fontcuberta travaille doublement le sens de la lecture, tandis que l’ouvrage devient le support
privilégié et déterminant de la rhétorique documentaire, dont il réalise un pastiche
de toutes les formes, y compris éditoriales et livresques.
YumYumBooks: Joan Fontcuberta - The Photography Of Nature / The Nature Of Photography (1min43s)
Présentation du livre The Photography of Nature & The Nature of Photography de Joan Fontcuberta, publié aux éditions Mack.
Crédits : YumYumBooks
Proposé par auteur le 2020
À l’ère numérique, alors que de nombreux dispositifs d’autorité sont en crise, comment se manifeste et se comprend la désindexation du photographique ? C’est la question posée par Deconstructing Osama (Fontcuberta 2007), l’une des plus récentes mythomanies du plasticien, qui explore ce phénomène désormais qualifié de « postvérité » mais dont Fontcuberta montre qu’elle n’est pas tout à fait inédite. Présenté comme le résultat d’une longue enquête menée par les photojournalistes Omar Ben Salaad et Ben Kalish Ezab, de l’agence de presse indépendante Al-Zour, Deconstructing Osama révèle que, tout comme Ben Laden, le terrible Fasqiyta Ul-Junat (l’un des chefs présumés d’Al-Qaïda) est en réalité une pure invention de l’Occident, incarné par l’acteur de série B d’origine maghrébine Manbaa Mokfhi, notamment connu pour son rôle dans les publicités Mecca Cola et le téléfilm Le sourire de Shéhérazade. Comme l’ensemble des mythomanies documentaires, Deconstructing Osama ne cherche pas tant à faire mentir l’image que le genre documentaire et sa rhétorique de la vérité. Car le « vrai » s’énonce en fonction de codes stricts, régulant aussi bien les tonalités discursives, les formes photographiques que les dispositifs médiatiques. Et de la rhétorique de la vérité à la poétique de la vérité, la frontière est en effet plutôt mince.
Pour les besoins de Deconstructing Osama, Joan Fontcuberta fonde ainsi l’agence de presse fictive Al-Zour :
L’agence de presse Al-Zour établie au Qatar jouit de respect dans le monde professionnel et d’une grande popularité dans les pays arabes. Elle a été fondée en novembre 1996 par le poète et journaliste Ahmed Allouni qui lui a imprimé une philosophie de tendance new age : « Créer des ponts, rechercher la vérité, changer le monde ». Établie au départ grâce à des fonds publics, elle est aujourd’hui financièrement indépendante, et n’a plus de compte à rendre qu’à son fidèle public. De fait, son propos est de transmettre l’actualité à partir d’une vision « arabe » dans un monde globalisé où quelques agences occidentales dominent le marché de l’information et forgent donc ainsi l’opinion mondiale (2007).
Les premières lignes de Deconstructing Osama nous présentent sous un jour idyllique l’agence Al-Zour : à la reconnaissance de ses pairs répond un grand succès auprès du lectorat, qu’elle a su fidéliser au point d’y gagner son indépendance financière, sa liberté éditoriale. Al-Zour s’affirme ainsi comme un organisme de presse des plus rigoureux, respectueux de la déontologie, défendant une voix indépendante, mais aussi dissidente, tandis qu’il s’érige comme une option de remplacement des médias de masse – ces derniers, d’ailleurs, s’investissant davantage dans le maintien d’une position dominante au sein du « marché de l’information » que dans leurs enquêtes. L’agence profite ainsi du soupçon pesant sur la sphère médiatique institutionnelle pour alimenter une stratégie auto-promotionnelle somme toute assez naïve. Car tout en prônant une forme d’engagement subversif (lequel n’est pas sans rappeler le parti pris des nouveaux journaux indépendants), l’encadrement diégétique répète une rhétorique un peu trop consensuelle, dépositaire de cette mythologie romanesque attachée au reporter. Figure de proue de cet imaginaire, le fondateur d’Al-Zour, Ahmed Allouni, journaliste et poète, mûrit, avec son appel à « créer des ponts, rechercher la vérité, changer le monde » (et rien de moins), un projet doucement utopique et maladroitement poétique que ses reporters, notamment Mohammed ben Kalish Ezab et Omar ben Salaad, reprennent en devise :
Aujourd’hui nous savons que cette fausse biographie a servi de couverture à une obscure imposture. Nous avons cette chance que la ténacité et volonté de créer des passerelles, de chercher la vérité et de changer le monde de journalistes tels que Mohammed ben Kalish Ezab et Omar ben Salaad soient arrivées à éclairer une aussi trouble affaire (Fontcuberta 2007).
Tandis que, sous le patronage du poète Ahmed Allouni, la fonction du reporter se voit expressément couplée à celle de l’écrivain, le (photo)journalisme est ainsi invité à retrouver son âme dans la littérature, comme au temps d’Hemingway, de Kessel ou de Cendrars.
Là où le dispositif de Deconstructing Osama sait se faire plus subtil et plus complexe, c’est dans son scepticisme à l’égard du scepticisme, puisque c’est bien la dénonciation de l’esthétique documentaire (et notamment lo-fi) qui fait l’objet d’un détournement parodique :
Quand les premières photographies et vidéos de Ben Laden commencèrent à se répandre, les experts s’étonnèrent : comment une organisation terroriste, qui par ailleurs démontrait qu’elle possédait de magnifiques moyens technologiques, pouvait-elle présenter des messages graphiques et audiovisuels d’un tel amateurisme. Ce ne pouvait être en aucun cas le fruit de l’inexpérience ou du manque de soin ; c’était nécessairement un effet rhétorique délibéré. De plus, l’analyse de ce matériel graphique démontra que les premières prises (de fin 2001 jusqu’au printemps 2003) n’avaient pas été réalisées dans les montagnes de Tora-Bora, comme on voulait nous le faire croire, mais bien dans les grottes de Makkram-Suyaz dans le Sinaï, ce qui ne laisse pas de nous rappeler les plateaux de cinéma situés dans une zone désertique de l’État du Nevada où certains pensent que furent tournés les fameuses missions simulées du programme Apollo (Fontcuberta 2007).
Les photos de Fasqiyta Ul-Junat seraient-elles trop laides pour être vraies ? Loin de résoudre la confusion entre les valeurs esthétiques et ontologiques de l’image, Fontcuberta souligne combien l’entrée en jeu de l’outil numérique et la banalisation des opérations de manipulation ont achevé d’aiguiser le soupçon à l’égard du fait photographique. Le discours dénonçant la « retouche », le « trucage », est à son tour devenu un lieu commun. Il n’est guère surprenant que les fictions documentaires de Fontcuberta puisent leur légitimité dans un scénario jamais bien éloigné de la théorie du complot : menaces de censure, pressions politiques et religieuses… les reporters fontcubertiens font toujours preuve d’héroïsme pour mener leurs enquêtes et les publier. Et pour cause : toute « vérité » ne semble-t-elle pas plus authentique lorsqu’elle nous apparaît enfin révélée, après avoir été si bien dissimulée ? Fontcuberta renvoie ainsi dos à dos les différents régimes de croyance et d’autorité dont la rencontre, au sommet de l’absurde, fait ressortir leurs apories communes.
Pendant ce temps, les mythomanies déplacent peu à peu la question de la pureté ontologique
des documents en amont de leurs modes de production et de diffusion : l’archivage,
le reportage ou le catalogage ne sont rien que des opérations de représentation du
réel, imprégnées d’un imaginaire formel et narratif de l’objectivité. À cet égard,
elles s’inscrivent dans un ensemble de traditions esthétiques qui leur confère un
caractère métaphotographique et métalittéraire essentiel. Parodiques, les mythomanies
documentaires font preuve d’une indéniable qualité plastique et heuristique. Elles
sont truffées de références à la culture populaire ou savante, littéraire ou visuelle,
qui invitent le lecteur à se prêter à un jeu intertextuel et métatextuel plutôt exigeant.
Dans Deconstructing Osama, les noms de Mohammed ben Kalish Ezab et Omar ben Salaad semblent à la fois vaguement
familiers et étrangement suspects : c’est que les deux personnages appartiennent d’abord
à l’univers fictionnel de Tintin, sans doute le plus célèbre des reporters fictifs (dans un ouvrage qui, justement,
parodie la forme du reportageOmar ben Salaad apparaît dans l’album Le Crabe aux pinces d’or (1941) et Mohammed ben Kalish Ezab dans Tintin au pays de l’Or Noir (1950).
). Clin d’œil supplémentaire, dans Le Crabe aux pinces d’or, le personnage de ben Salaad se signale déjà par sa duplicité en affectant une attitude
pieuse et honnête tandis qu’il dirige un vaste trafic d’opium.
Pour mieux se jouer de nos représentations préconçues, Deconstructing Osama se rend partiellement illisible. L’ouvrage se décompose en effet en deux parties : le récit-cadre qui installe le scénario documentaire – sorte de (faux) reportage sur le (faux) reportage – est rédigé en quatre langues : catalan, espagnol, français et anglais. Il est composé d’un premier texte signé Fontcuberta, où sont présentés l’agence Al-Zour et ses reporters, et d’un second texte qui retranscrit un entretien avec Mohammed ben Kalish Ezab et Omar ben Salaad, venus expliquer leur démarche d’investigation. En revanche, le (faux) reportage lui-même, qui court sur des dizaines de pages, est entièrement livré en arabe. Le lecteur non arabophone se retrouve aux prises avec un texte indéchiffrable, cependant illustré de nombreux clichés, devenus par défaut les seuls éléments intelligibles du dispositif. Ce gommage du contenu informatif textuel qui pourrait guider et infléchir notre lecture de l’image photographique (en particulier dans un tel cadre documentaire, aussi fictif soit-il) invite à redéterminer le principe d’imagéité alors même que le rapport lisible-dicible se redessine. Car c’est bien le système graphique de l’arabe qui désormais fait image tandis que la photographie soutient à elle seule le reportage des deux journalistes.
Cela dit, la traduction du texte arabe n’apporterait rien de plus au lecteur : le
fameux reportage, fidèle à l’impératif mythomaniaque, se contente en effet de citer
des extraits des Mille et une nuits. Ce nouvel emprunt à l’univers fictionnel vient confirmer que toute opération de
recyclage, littéraire ou photographique, produit inévitablement un objet inédit, à
la valeur ajoutée parfois trompeuse. Rappelons en effet que Les mille et une nuits, composé au XVIIIe siècle par le philologue et orientaliste français Antoine Galland, constitue déjà une compilation de différents récits empruntés à la culture orale
persane, traduits et adaptés en fonction du goût d’un lectorat européenLes Mille et une nuits : texte intégral en version française (traduction d’Antoine Galland).
. Pour assurer la cohérence de l’ensemble et captiver son public, Galland invente son propre récit-cadre, dont l’héroïne Shéhérazade, restée plus célèbre que
tout autre héros présent dans les contes originels, est directement inspirée des dames
de la cour de France. Shéhérazade, héroïne occidentale, échappera d’ailleurs à la
folie meurtrière de son mari en le prenant au piège de ses fabuleuses histoires… Fontcuberta convoque et détourne ainsi deux facettes de l’imaginaire oriental tel qu’il peut
susciter l’intérêt du lecteur occidental contemporain : une esthétique d’inspiration
orientaliste d’un côté, une imagerie sensationnaliste du terrorisme directement issue
des événements du 11 septembre de l’autre. En favorisant cette rencontre loufoque
entre Shéhérazade et Oussama ben Laden, dépositaires de deux imaginaires inconciliables, Fontcuberta montre le caractère performatif de la photographie et encourage à déplacer la question
du statut ontologique de l’image vers une réflexion sur l’ontologie du réel.
Exceptionnelle par sa poésie et par la virtuosité de son dispositif, l’œuvre de Joan Fontcuberta compte parmi les premières à militer en faveur d’une désindexation du photographique
à l’aide d’une stratégie ludique caractéristique des stratégies appropriationnistes
en partie héritée d’un mouvement esthétique qui, depuis les années 1960 au moins,
met en question les rapports entre art et information, et plus précisément le concept
d’information tel qu’il a été construit à partir des années 1950 par les sciences
de l’information et de la communicationVoir notamment Cook (2016).
. Car le fait numérique aura à tout le moins fait émerger un nouveau rapport à l’image :
sceptiques même à l’égard de la posture du sceptique – celle que favorisent notamment
les discours complotistes qui pullulent à l’ère de la postvérité – les artistes et
les écrivains explorent les potentialités d’un fait photographique qui ne peut avoir,
par nature, de statut ontologique pur. Travaillant l’objectivité comme un effet rhétorique,
ils déploient des mécanismes de détournement dont la valeur heuristique est essentielle :
mythomanie n’est pas mensonge. Certes, la notion de vérité est en crise (bien plus
que l’image), mais toute exigence heuristique n’a pas disparu, bien au contraire :
si « réel » il y a, c’est bien celui que l’on a construit par nos récits et nos images.
C’est ainsi que l’on se détourne d’un régime de la représentation pour s’orienter
vers un régime métaréflexif dans lequel il s’agit de faire sens avec nos différents
référents culturels – qu’ils soient photographiques, littéraires ou picturaux.
Contenus additionnels
Colloque : Où en sont les théories de la photographie ? (1h51min54s)
Retransmission vidéo du colloque « Où en sont les théories de la photographie ? » proposé par Clement Chéroux, André Gunthert, Michel Poivert, Paul-Louis Roubert, Karolina Ziebinska-Lewandowska, à l’occasion de l’exposition « Qu’est-ce que la photographie ? » au Centre Pompidou.
Crédits : Centre Pompidou
Proposé par auteur le 2020
Biographie de Joan Fontcuberta
Présentation de l’artiste Joan Fontcuberta et de son œuvre sur le site de la Galerie àngels barcelona.
Crédits : Galerie àngels barcelona
Proposé par auteur le 2020
Conférence « Vrai ou Faux ? » - Joan Fontcuberta (13min)
Conférence de Joan Fontcuberta dans le cadre du projet vraixoufaux.name, aux Instants Chavirés à Montreuil (France, 2010).
Crédits : Fabrique des Illusions et Movistone
Proposé par auteur le 2020
Compte rendu critique de Les Mille et Une Nuits en partage par Jean Mainil
Compte rendu critique des actes du colloque « Mille et une nuits en partage» organisé par Aboubakr Chraïbi (Paris, mai 2004), de Jean Mainil pour la revue Fééries.
Mainil (2005)
Proposé par auteur le 2020
PKN16 Sarah Cook (6min51s)
Dans le cadre de la Pecha Kucha Night Dundee Vol. 16, la chercheuse Sarah Cook présente son travail et le livre Information (Documents of Contemporary Art, Whitechapel and MIT Press, 2016) qu’elle a dirigé.
Crédits : CreativeDundee, Bonnie Brae Productions
Proposé par auteur le 2020-05-01
Références
Blossfeldt, Karl. 1928. Urformen der Kunst. Berlin.
Cook, Sarah, éd. 2016. Information. Whitechapel Documents of Contemporary Art. London; Cambridge, Mass.: Whitechapel; MIT Press. https://mitpress.mit.edu/books/information.
Fontcuberta, Joan. 2005. Le baiser de Judas : photographie et vérité. Arles: Actes Sud. http://www.actes-sud.fr/catalogue/actes-sud-beaux-arts/le-baiser-de-judas.
———. 2007. Deconstructing Osama: the truth about the case of Manbaa Mokfhi. Barcelona: Actar. http://actar.com/deconstructing-osama/.
———. 2013. The photography of nature, The nature of photography. London: Mack. http://mackbooks.co.uk/books/1003-The-Photography-of-Nature-The-Nature-of-Photography.html.
Mainil, Jean. 2005. « Les Mille et Une Nuits en partage ». Féeries, nᵒ 2: 290‑96. http://journals.openedition.org/feeries/130.
Peirce, Charles S. 2001. Écrits sur le signe. Traduit par Gerard Deledalle. L’ordre philosophique. Paris: Èd. du Seuil.
Snyder, Joel. 1983. « Photography and Ontology ». Grazer Philosophische Studien 19: 21‑34. https://doi.org/10.5840/gps19831917.
———. 2016. « Photographie, ontologie, analogie, compulsion ». Études photographiques, nᵒ 34 (juin). http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/3589.
St-Germain, Andréa. 2006. « Joan Foncuberta et Orogenèses : un simulacre désiré ». Cahiers virtuels. http://nt2.uqam.ca/fr/cahiers-virtuels/article/joan-foncuberta-et-orogeneses-un-simulacre-desire.