Pratiques de l'édition numérique

La fonction éditoriale et ses défis

La fonction éditoriale et ses défis

Patrick Poirier

Pascal Genêt

Patrick Poirier, Pascal Genêt, « La fonction éditoriale et ses défis », dans Michael E. Sinatra, Marcello Vitali-Rosati (dir.), Pratiques de l’édition numérique (édition augmentée), Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2014, isbn : 978-2-7606-3592-0, https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/1-pratiques/chapitre1.html.
version 1, 01/03/2014
Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)

Quel est, traditionnellement, le rôle de l’éditeur ? Ce rôle est-il, à l’époque d’Internet, encore indispensable ? La facilité de publication et d’auto-publication a-t-elle progressivement rendu inutile cet organe central ? Ce chapitre propose de répondre à ces questions en décrivant la fonction d’intermédiaire caractérisant l’éditeur. Il est le pont entre l’auteur et le lecteur, celui qui rend un contenu lisible. Cette fonction devient encore plus importante à l’ère du web, alors que, dans la surabondance des contenus, le lecteur ne peut que se perdre s’il n’est pas guidé par une fonction éditoriale.

Une fonction indispensable

Il n’est sans doute pas nécessaire de remonter aux premiers ateliers d’imprimerie de Gutenberg pour saisir tous les enjeux et les défis auxquels fait face aujourd’hui le milieu de l’édition, mais il n’est pas inutile, en revanche, de rappeler que, de Gutenberg à Diderot, puis de la Révolution française à la révolution industrielle, l’histoire de l’édition est peut-être avant tout celle, riche et tumultueuse, des idées et de la pensée, mais aussi celle de leur diffusion.

Aujourd’hui confrontée aux défis et aux promesses de la révolution numérique, on comprendra sans doute aisément que l’édition ou, plus précisément, que l’histoire de l’édition est moins celle de son évolution que des nombreuses « révolutions » – politiques et techniques – qui en ont profondément marqué le développement depuis ses origines. On ne s’étonnera pas, par exemple, que la fameuse Lettre sur le commerce de la librairie (1763) de Diderot, lettre dans laquelle il défendait une conception moderne de l’édition, paraisse dans le tumulte politique précédant les révolutions américaine et française. Étroitement liée à l’histoire des idées, l’évolution de l’édition, voire le métier même de l’éditeur, a historiquement accompagné un certain idéal démocratique qui est encore aujourd’hui le sien, mais dont la préservation s’annonce pourtant comme l’un des enjeux les plus importants pour les années à venir.

Au moment où, pour certains grands groupes éditoriaux, s’avère pratiquement impossible la publication d’un livre qui n’irait pas dans le sens immédiat du profit, il faut en effet s’inquiéter de ce qui relève de plus en plus d’une forme de « contrôle de la diffusion de la pensée dans les sociétés démocratiques […]. Le débat public, la discussion ouverte, qui font partie intégrante de l’idéal démocratique, entrent en conflit avec la nécessité impérieuse et croissante de profit » (1999), comme le soulignait déjà l’éditeur André Schiffrin il y a quelques années. Ambassadeur culturel et intellectuel, intermédiaire essentiel entre l’auteur et le lecteur, l’éditeur a donc tout lieu, aujourd’hui plus que jamais, d’être vigilant, au risque de céder la place à une « édition sans éditeurs ». Le spectacle inquiétant que nous offre aujourd’hui le monde de l’édition, dont la surproduction n’est hélas qu’un des tableaux, nous rappelle à tout le moins que le capital financier investi par un individu ou un groupe de communication ne saurait à lui seul suffire de légitimation, de caution, à un texte, à un manuscrit ou à un document.

L’homme de lettres et l’entrepreneur

Ce n’est pas dire, pourtant, que les responsabilités qui incombent à l’homme de lettres proscrivent toute recherche de profit. La polysémie du mot « éditeur » traduit la réalité d’une profession qui, dès l’origine, est partagée entre deux rôles distincts : la fonction éditoriale et la fonction entrepreneuriale. La fonction éditoriale (editor) est propre à celui (ou celle) qui découvre, qui consacre et qui dirige la publication d’ouvrages et, plus largement, qui acquiert par le fait même un statut professionnel et une valeur symbolique spécifique dans le champ littéraire. Elle comprend le travail de développement du manuscrit et d’accompagnement de l’auteur, « la mise au point du texte et le choix des documents éventuels qui l’accompagnent, la conception d’une maquette et le choix des éléments strictement techniques (format, papier, couverture, mode d’impression) » (Legendre 2008, 5)Interview de Bertrand Legendre sur son livre L’édition, 2008 : ↩︎. La fonction entrepreneuriale (publisher) est définie par des rôles et des responsabilités de gestionnaire et d’administrateur propres aux conditions de production et de diffusion des ouvrages (Winkin 1977).

Un commerçant ou un homme d’affaires ne devient éditeur qu’à partir du moment où il prend sur lui la (double) responsabilité matérielle et morale d’une œuvre. C’est là son rôle, sa fonction. C’est cette « contre-signature » à la fois financière (économique) et idéologique qui, dans une certaine mesure, fait d’un manuscrit un livre et d’un écrivain un auteur. En d’autres mots, les éditeurs sont ceux qui parviennent à concilier l’homme de lettres et l’entrepreneur, le « serviteur de la pensée française », pour reprendre ici une expression d’André Grasset, et le marchand. Comme le fait remarquer Pierre Bourdieu, « ces personnages doubles, par qui la logique de l’économie pénètre jusqu’au cœur du sous-champ de la production pour producteurs, doivent réunir des dispositions tout à fait contradictoires : des dispositions économiques qui, dans certains secteurs du champ, sont totalement étrangères aux producteurs, et des dispositions intellectuelles proches de celles des producteurs dont ils ne peuvent exploiter le travail que pour autant qu’ils savent l’apprécier ou le faire valoir » (1991).

Constituer un catalogue : la sélection des textes

Cette double dimension, économique et symbolique, de l’éditeur – celui qui a bâti sa légitimité culturelle en découvrant et en consacrant des auteurs – est intimement liée à sa personnalité, en plus de nécessiter des compétences particulières. Vu de l’extérieur, le monde du livre revêt parfois une « aura quasi mystique » (Legendre 2008, 9‑11) permettant à ses artisans d’entretenir une figure « mythologique » de l’éditeur, pour lequel « la découverte est à la conquête ce que l’invention est à la production : la manifestation de son autorité, ce par quoi lui sont reconnus le mérite de la révélation et le privilège de la propriété  » (Nyssen 2006, 23). Pourtant, être éditeur signifie tout simplement être un « professionnel de la chose éditoriale, celui qui possède un savoir et des compétences spécifiques, le savoir éditer » (Legendre et Robin 2005, 11). En ce sens, le terme « éditeur » renvoie à des rôles et à des fonctions qui contribuent à la dimension symbolique de la fonction éditoriale. C’est donc dire que, dans le cas de maisons d’édition de moyenne ou de grande envergure, ces rôles et ces fonctions peuvent être attribués ou répartis entre divers intervenants. La « sélection » d’un texte, qui constitue en quelque sorte la fonction éditoriale première, n’échappe pas à cette règle.

En choisissant un auteur, un texte, en publiant un titre, un éditeur contribue à consacrer un auteur tout en se faisant un nom auprès de ses pairs et du milieu littéraire. Il se constitue par le fait même une image de marque et une identité singulières, tout en s’imposant comme le médiateur indispensable entre une œuvre et un marché, dans l’espoir de répondre aux désirs, aux attentes et aux goûts du public.

En ce sens, le catalogue d’un éditeur, c’est-à-dire l’ensemble des auteurs et des titres que chapeaute la maison d’édition, se veut en quelque sorte le reflet de cette coexistence antagoniste entre des valeurs économiques et culturelles, en plus de témoigner du parcours intellectuel, de la personnalité et, bien sûr, des intérêts de l’éditeur, qu’ils soient artistiques, techniques, économiques ou littéraires. Que l’éditeur soit seul à effectuer le « tri » parmi les textes et documents reçus ou que cette tâche soit confiée, en tout ou en partie, à des lecteurs extérieurs ou à un comité de lecture (dans le cas de maisons d’édition de plus grande taille), ce sont donc ces intérêts, ces choix esthétiques et/ou idéologiques, une certaine ligne ou politique éditoriale, qui influenceront de manière déterminante le processus de sélection des textes retenus. La décision finale, bien entendu, incombe à l’éditeur, ou à un comité éditorial, voire à un directeur de collection qui, de même, doit tenir compte d’un ensemble de critères et de caractéristiques présidant à la sélection des textes pour la collection dont il a la charge.

L’élaboration et la mise en forme du texte

Une fois le texte retenu (qu’il s’agisse d’une œuvre soumise ou d’un ouvrage commandé), c’est-à-dire une fois qu’est prise la décision de publier un texte, l’éditeur (mais il peut aussi s’agir du directeur de collection ou d’un directeur littéraire) doit ensuite accompagner l’auteur dans l’élaboration et la rédaction finale de son ouvrage, lui offrir son soutien, ses conseils et ses encouragements, bref, travailler de pair avec l’auteur ou l’écrivain afin de mener le texte à son terme. Il incombera alors à l’éditeur, de concert avec les responsables financiers dans le cas de maisons d’édition de plus grande taille, d’établir le tirage envisagé et de mettre sous contrat l’auteur, entente qui définira les droits et les devoirs des deux parties.

S’ensuit une série d’étapes qui relève moins des fonctions éditoriales de l’éditeur que d’« artisans » du livre. C’est le cas de la révision et de la correction des textes, tâches des plus importantes qui sont presque toujours confiées à des correcteurs externes, ou de la traduction, également confiée à des professionnels lorsqu’elle s’impose, ou encore du travail de coordination entre ces divers intervenants, l’éditeur et l’auteur, dont est souvent chargé le secrétaire d’édition.

La fabrique du livre

Parfois seul (dans le cas de maisons d’édition artisanales), parfois chef d’orchestre, il revient aussi à l’éditeur de veiller à la fabrication du livre, c’est-à-dire d’en concevoir, mettre en place et suivre le processus de fabrication. Cette fonction éditoriale, à la fois technique et artistique, concerne la conception matérielle du livre qui, une fois le texte établi et corrigé, peut être mis en branle. Compte tenu de la complexité du processus et des nombreuses tâches qui sont impliquées, il est rare, aujourd’hui, même dans des maisons de type artisanal, que l’éditeur puisse seul prendre en charge chaque étape de la fabrication du livre. À ce stade, il faut en effet souvent faire appel à un infographiste qui veillera à la mise en pages et à la production des épreuves de l’ouvrage. De concert avec l’éditeur ou un directeur artistique, ou suivant les caractéristiques graphiques et matérielles propres à une collection donnée, l’infographiste doit déterminer la taille et le type de caractères retenus, superviser la reproduction et l’insertion des illustrations s’il y a lieu (en couverture, notamment), établir et calibrer la maquette du livre, en estimer le nombre de pages, etc. La première épreuve produite sera alors envoyée en correction et il n’est pas rare qu’à ce stade l’éditeur souhaite également en remettre une copie à l’auteur pour fins de révision. Simultanément, l’éditeur ou le directeur de production soumettra l’épreuve à un imprimeur afin d’en estimer les coûts d’impression, une fois établi le choix du papier, le mode d’impression, ainsi que le type de couverture et de reliure du livre.

Au même titre que la sélection des textes, les conditions de production matérielle du livre (sa fabrication) tiennent également compte de critères et de choix esthétiques. Et si le catalogue des titres et des auteurs d’une maison d’édition est garant d’une ligne éditoriale, de la fiabilité de son contenu, de ses orientations idéologiques, voire politiques, le nom d’un éditeur ou d’une maison d’édition est aussi garant de la qualité matérielle et graphique d’un ouvrage. Sans chercher à surestimer l’importance de la valeur esthétique d’un livre, sa présentation matérielle (qualité de l’impression, choix des papiers et cartons), sa signature graphique (élégance, recherche du design, esthétique générale) sont pourtant eux aussi responsables de la signature et de l’image (de marque) de la maison d’édition. Loin d’être négligeables, ces facteurs peuvent donc s’avérer un atout indéniable. Et s’il est certain que la dimension économique (financière) revêt, en ce cas, une importance réelle, plusieurs maisons d’édition de petite taille parviennent néanmoins à produire des livres de qualité, témoins en cela d’une attention portée à l’ouvrage bien fait.

La diffusion et la distribution du livre

En apposant son nom ou celui de sa maison d’édition au bas d’un livre, un éditeur s’engage de facto dans l’espace public : il participe activement à un acte de communication qui déborde largement la fabrication du livre. Non seulement l’éditeur – ou le responsable de la promotion et de la commercialisation – doit se faire le médiateur de l’œuvre auprès des libraires et du public, titre dont il aura travaillé à la mise en forme et au devenir final, mais il participe, grâce à la diffusion du livre, à la promotion de valeurs littéraires, à la légitimation d’une vision esthétique, d’un mouvement artistique ou d’un courant de pensée. C’est dire, somme toute, qu’il remplit par là un rôle social en assurant le développement et la pérennité de la vie intellectuelle, littéraire ou, plus largement, culturelle de la société. Plus encore, « cette médiation éditoriale inscrit le texte dans un projet d’entreprise et l’insère dans un processus de communication sociale qui lui donne un sens » (Legendre et Robin 2005, 17).

Si nombre de petites maisons d’édition assument plusieurs des tâches liées à la diffusion du livre (activités de promotion, communiqués de presse, rencontres avec les libraires, relations avec le milieu de la critique, etc.), la plupart des éditeurs préfèrent au contraire confier aux soins d’entreprises spécialisées, en tout ou en partie, ce qui relève de la distribution (entreposage des exemplaires, gestion des commandes, facturation et comptabilité, etc.), plutôt que de devoir se contenter de circuits plus marginaux. Pour essentielle que soit une distribution optimale du livre publié (la révolution numérique offrant à ce titre de nouvelles possibilités), il n’en demeure pas moins que c’est en participant et en veillant au plus près aux activités de diffusion qu’un éditeur s’assure de la visibilité d’un livre dans l’espace public. À la participation traditionnelle de l’éditeur aux divers salons du livre et foires internationales, à la présence espérée d’un auteur dans les médias traditionnels (critiques littéraires dans la presse écrite, les revues et les magazines culturels, émissions littéraires à la radio et à la télévision) s’ajoute aujourd’hui la nécessité de plus en plus incontournable d’assurer une diffusion efficace du livre sur Internet et dans l’ensemble des réseaux sociaux.

De tout temps, l’éditeur aura été un intermédiaire intéressé entre le lecteur et l’auteur, le public et l’écrivain (ou créateur). Si cette activité (l’édition au sens large) doit aujourd’hui trouver de nouvelles formes, de nouvelles façons de faire dans la sphère numérique – et il s’agit là d’un enjeu majeur pour tous les éditeurs –, elle n’en demeure pas moins essentiellement une médiation qui, comme par le passé, requiert de l’éditeur qu’il aménage un « espace », dessine les contours d’un « lieu » où puissent se « rencontrer » auteurs et lecteurs, et où puissent circuler discours et idées auxquels il aura donné son imprimatur, sa caution.

Défis et enjeux

Le monde de l’édition – et plus encore le milieu de l’édition littéraire –, au Québec comme ailleurs, connaît aujourd’hui un des bouleversements les plus importants de son histoire. Non seulement l’idéologie de marché et certaines politiques culturelles des dernières années ont profondément transformé le paysage de l’édition, mais les maisons d’édition et les librairies (ces dernières étant un maillon jadis essentiel dans la chaîne de diffusion) doivent aujourd’hui faire face aux défis que soulève la « révolution » numérique.

Pour le milieu de l’édition, cette révolution s’avère pourtant une chance, une ouverture inattendue, voire inespérée, à de nouvelles possibilités. Plus encore, elle conforte l’éditeur dans son rôle traditionnel, dans sa fonction première de médiateur indispensable à la création et à la diffusion du livre, quelle qu’en soit la forme. D’hier à aujourd’hui, du livre papier à son pendant dématérialisé, s’impose encore et toujours la nécessité d’un intermédiaire entre l’auteur et le lecteur ; l’avènement du numérique en souligne d’ailleurs plus que jamais l’importance.

Au milieu de tant d’incertitude, et face à la marée montante des textes en tous genres qui saturent le net, il est certain que la marque des éditeurs sera demain plus que jamais un repère. Happés par les blogs de toutes natures, envahis par les textes qui circulent par millions sur la toile, les lecteurs de demain auront besoin de certifications, de labels, de garanties de qualité. Les éditeurs leur apporteront cette caution. » (Bessard-Banquy 2012)Présentation de L’industrie des lettres par Olivier Bessard-Banquy :
↩︎
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Historiquement, il faut en effet rappeler que l’éditeur fait son « apparition » dans la société « au moment où se crée un espace public pour la littérature » (Michon 1999, 25). Depuis le moment où se dessine de manière encore limitée une telle agora jusqu’à l’émergence d’un espace public aux dimensions planétaires (le World Wide Web), la nécessité d’un truchement entre l’auteur et le lecteur demeure et, s’il faut en croire le portrait que trace Olivier Bessard-Banquy, elle s’imposera de manière plus essentielle encore dans les années à venir. Car à moins de s’en tenir au tintamarre de l’« opinion » et de se contenter de la rumeur uniforme qui lui tient lieu de « discours » sur la toile, le lecteur aura tout intérêt à se tourner vers quelque intermédiaire qui saura lui faire entendre autre chose, et mieux, et plus clairement. Devant la pléthore de titres qui encombrent les tables des libraires et qui déferlent dans l’espace virtuel, lequel choisir ?

On a longtemps dit de l’éditeur qu’il était le « banquier symbolique » de l’écrivain, mais cette métaphore financière dit aussi tout le poids d’un certain capital symbolique qui relève d’abord et avant tout de la responsabilité de l’éditeur, gage précieux dans l’univers virtuel. C’est en effet en engageant davantage que les conditions de production matérielle d’un livre (aussi importantes demeurent-elles pour le livre imprimé, et aussi dématérialisées soient-elles pour le livre numérique) que l’on assume le rôle et les fonctions d’éditeur. Ce ne sont pas tant les promesses de la révolution numérique qui, en ce sens, représentent un enjeu inquiétant, mais bien davantage le spectre d’une « édition sans éditeurs ». Comme le fait hélas remarquer Gustavo Sorá :

dans le passé, l’éditeur devait être (re)connu dans le milieu intellectuel ; aujourd’hui, il doit l’être dans le marché (1999, 99).

Ainsi, souligne Bertrand Legendre, « pratiques artisanales et stratégies industrielles se rencontrent dans ce secteur qui connaît fortement les logiques de concentration et le phénomène de financiarisation » (2008, 5). L’inflation industrielle des titres et la multiplication des fusions-acquisitions de maisons d’édition ou de groupes éditoriaux témoignent éloquemment, chaque jour, du triomphe d’une « édition sans éditeurs », selon l’expression d’André Schiffrin, où « le quantitatif prime sur le qualitatif » (Pinhas 2005). Devant les risques (réels) de concentration du milieu éditorial au sein de conglomérats dont les activités débordent largement le domaine du livre, devant la subordination de plus en plus importante des politiques éditoriales au profit d’impératifs commerciaux, face à l’abandon des politiques de fonds qui cèdent la place à la recherche du profit vite fait, rapide, insensé, on mesure mieux combien une large part de l’industrie du livre semble avoir relégué aux oubliettes le rôle premier de l’éditeur, cette caution dont le livre, tout particulièrement dans l’espace ouvert par la révolution numérique, a peut-être plus que jamais besoin. Car s’il est vrai que la révolution numérique entraîne aujourd’hui de réels changements dans la chaîne traditionnelle du livre (notamment en ce qui concerne sa production et sa distribution), ce sont davantage les concentrations économiques dans le milieu éditorial et la systématisation d’un « marketing forcené » qui remettent plus sérieusement en question « le rôle public de l’édition et ses métiers éditoriaux comme espace et lieux de communication du savoir et de la connaissance  » (Tillard 2013).

Ainsi, précise Hubert Nyssen, « il y a de quoi faire hésiter puis vaciller des éditeurs, bons passeurs, dans le catalogue desquels des prédateurs se disent qu’il peut y avoir des reprises à faire, des compétences à s’approprier et une respectabilité à acquérir. Et ainsi nombre de maisons d’édition, détournées de leur vocation par promesses et mirages, cèdent-elles et consentent à s’adosser à des groupes financiers, voire à troquer leurs accomplissements pour une rente qui mettra leurs fondateurs à l’abri des besoins. Et comme cette dévoration qui a sa logique – oh oui, elle en a une, la logique de l’argent ! – s’accompagne d’une mainmise sur les grands moyens du monde médiatique et sur les réseaux de distribution, les réfractaires sont condamnés à la solitude et au silence. Et avec eux des auteurs devant lesquels les portes de l’édition se fermeront  » (2006, 101‑2).

Le monde du livre est aujourd’hui plongé au cœur de nouveaux défis, voire de tensions, imposés par l’émergence des nouvelles technologies et, en particulier, par l’arrivée du numérique qui redéfinit les modes de production, de diffusion et, plus largement, les pratiques culturelles. Les transformations sont multiples : dématérialisation des supports, disponibilité illimitée des contenus dans le temps et l’espace, gestion et mise à jour de l’information pour faciliter le référencement, émergence de nouveaux modèles d’affaires et de nouveaux réseaux de diffusion et de distribution, etc. L’univers numérique laisse même déjà présager un avenir où, tout en aménageant un espace virtuel (pages, sites, plateformes numériques, etc.) préservant l’ensemble des fonctions éditoriales, la nécessité de ce que l’on appelle aujourd’hui « une maison d’édition » sera sans doute remise en question, voire appelée à disparaître. Autant de changements auxquels les métiers traditionnels de l’édition – et d’abord celui de l’éditeur lui-même – sont appelés à faire face dans l’urgence. Entrer en édition, affirme Nyssen, « c’est entrer dans la crise. Et c’est fort bien ainsi. La crise attire la détermination » (2006, 21).

Références
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Contenus additionnels

Rencontre avec André Schiffrin pour Radio Spirale (2010)

Crédits : Radio Spirale

Source (archive)

Proposé par éditeur le 2014-03-01

Bertrand Legendre présente son livre L’Édition (Le Cavalier Bleu, 2008)

Crédits : Le Cavalier Bleu

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Proposé par éditeur le 2014-03-01

L’industrie des lettres par Olivier Bessard-Banquy

Crédits : Librairie Mollat

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Proposé par éditeur le 2014-03-01

Patrick Poirier

Avant de devenir directeur général des Presses de l’Université de Montréal, Patrick Poirier a été coordonnateur scientifique du Centre de Recherche Interuniversitaire sur la Littérature et la Culture Québécoises (CRILCQ) à l’Université de Montréal (UdeM), directeur de la collection « Nouveaux Essais Spirale » (Nota Bene) et du magazine Spirale.

Pascal Genêt

Doctorant en études françaises et chargé de cours à la Faculté des Sciences et Lettres de l’Université de Sherbrooke, ses recherches portent sur les processus de relève et de succession en édition au Québec à travers l’analyse de quatre cas dans des maisons d’édition littéraires indépendantes. Professionnel de l’édition, il a été précédemment directeur de production des maisons d’édition Fayard, Actes Sud, Leméac et Boréal.