Les inventions littéraires de la révélation
Servanne Monjour, « Les inventions littéraires de la révélation », Mythologies postphotographiques (édition augmentée), Presses de l’Université de Montréal, Montréal, isbn:978-2-7606-3981-2,
https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/10-mythologies/chapitre3.html.
version 01, 01/08/2018
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La fiction littéraire s’est très tôt passionnée pour la photographie, dont elle a largement forgé l’imaginaire en même temps que le média redéterminait la littérature en profondeur. De nombreux récits se sont articulés autour de l’idée de révélation, mettant en jeu les pouvoirs effectifs de l’image, depuis le fantasme de ses vertus magiques ou mystiques jusqu’à ses usages documentaires et testimoniaux. Les grands récits de la révélation se démarquent ainsi par la réflexion ontologique qu’ils engagent, mettant en cause la réalité (ou l’irréalité) du monde avec des photographies qui ne se laissent guère lire comme de simples « preuves à l’appui » : de Jules Claretie à Julio Cortazar, la « preuve par l’image » manque souvent à sa mission, ou plutôt la détourne, et vient s’ajouter à l’opacité du réel. De ce point de vue, la littérature aura forgé une heuristique de la révélation dont l’influence reste aujourd’hui décisive.
Parce qu’elle est un espace mystérieux où l’image opère un passage de l’invisible
au visible, la chambre noire nourrit d’abord une métaphore de la révélation conçue
comme un dispositif de visualisation plus puissant que les facultés physiques de l’œil
humain. Cette lecture n’a rien d’original à l’époque de Niepce et de Daguerre, marquée par un contexte culturel dans lequel la science joue le rôle d’une religion
– en pleine séparation du théologique et du politique. Aussi, même les esprits les
plus scientifiques (surtout ceux-là en fait) chercheront par tous les moyens à montrer
le pouvoir de visualisation sans précédent du média, développant des théories parfois
extravagantes telles que la photographie spiriteLa photographie spirite (qui, avec des effets de surimpression, donnait l’impression
de faire apparaître les spectres) est apparue aux États-Unis au milieu du XIXe siècle. Très populaire jusqu’après la Seconde Guerre mondiale, elle est caractéristique
de cette croyance selon laquelle la photographie serait capable de révéler l’invisible
– et donc, par extension, l’au-delà.
. Une véritable transformation de l’idée du « voir » s’opère, à laquelle la notion
de révélation n’est pas étrangère.
L’invention de Niepce et de Daguerre participe à la constitution d’un nouveau paradigme du regard, porté par l’émergence de dispositifs et d’instruments optiques modernes toujours plus perfectionnés. Ces dispositifs marquent le triomphe de la science au XIXe siècle, mais aussi le développement d’une idéologie scientiste qui va s’avérer déterminante dans la formation d’un imaginaire de la photographie. Illusions à grande échelle, le diorama, le panorama ou le géorama prétendent conférer au spectateur une position souveraine et omnisciente. Tout voir : tel est l’enjeu de ces dispositifs spectaculaires, dans la nouvelle tradition panoptique. Dérivée du modèle architectural de Jeremy et Samuel Bentham, la pensée panoptique s’affirme en effet comme l’un des paradigmes majeurs de la modernité. L’homme se place au centre de la « machine de vision », et les progrès techniques de la photographie se négocient en fonction de l’effet de réel que l’image pourra garantir. Qu’elle fantasme les propriétés optiques de l’appareil (capable de déceler les spectres) ou de l’image elle-même (conçue comme un enregistrement exhaustif et détaillé du réel), cette forme de révélation associe étroitement l’objectivité supposée des procédures techniques et l’imaginaire magique, voire mystique associé à des procédures encore mal comprises.
Dans les récits littéraires, on met évidemment en question cette faculté de l’image photographique à enregistrer le réel avec plus d’acuité et de précision que l’œil humain. La fonction testimoniale (qu’elle soit acquise ou controversée) agit comme un élément clé de la diégèse, qui vient déclencher, relancer ou résoudre l’intrigue. Ce pouvoir n’aura sans doute jamais été aussi fantasmé qu’au XIXe siècle, alors que l’on explore encore les facultés physico-chimiques du nouveau média. Le lecteur contemporain peut s’étonner de l’étendue de ce pouvoir de révélation, tant il relève d’un imaginaire désormais fantaisiste, bien que romanesque. Chez Jules Verne par exemple, les frères Kip – accusés d’avoir assassiné le Capitaine Gibson dans le roman éponyme (1903) – sont innocentés grâce à la photo de la victime dont la rétine a elle-même imprimé à la manière d’un appareil photo sa dernière vision : le visage de ses véritables meurtriers. En s’appuyant sur une conception objectiviste du média – l’analogie entre l’œil et l’appareil photo, dont Paul Edwards a livré par ailleurs une analyse détaillée (2008) –, l’image intervient à la manière d’un deus ex machina, à la hauteur de ses incroyables facultés de vision. Preuve cependant que l’optimisme de Jules Verne ne fait pas l’unanimité, Jules Claretie convoque aussi cet imaginaire de la rétine-enregistreuse, pour faire en revanche accuser à tort un innocent : dans L’accusateur (1895), la victime du meurtre a en effet jeté, avant sa mort, un dernier regard sur le portrait de son meilleur ami, provoquant ainsi un quiproquo tragique. Si Claretie ne remet pas directement en cause les facultés (certes surévaluées) de ces nouveaux dispositifs de vision, il engage cependant le lecteur à se méfier de la confiance aveugle que l’on attribue au média.
La photographie spirite, comme ce fantasme qui consiste à calquer sur notre propre système rétinien les facultés de l’appareil photo, a aujourd’hui fait long feu. Pourtant, en ce tournant du XXIe, on ne peut s’empêcher de noter la résurgence d’un imaginaire similaire : la photo numérique, conçue en termes de haute définition et de haute résolution, cristallise les réactions enthousiastes autant que la plus franche défiance. D’un côté, sa précision au pixel près réactive ce fantasme d’une vision augmentée – d’autant plus prégnant à l’heure de la réalité virtuelle ; de l’autre, sa malléabilité a systématisé le soupçon de photomontage. Chaque fois, la valeur ontologique de l’image et sa capacité de révélation du réel sont en jeu.
C’est finalement quand l’image photographique – tout comme le réel – ne se donne pas immédiatement à voir, qu’elle résiste à la lecture et conserve une part d’opacité que la révélation prend tout son sens. Comme le pressentait déjà Duhamel en comparant la tâche du mémorialiste au processus de développement de l’image, la révélation est devenue l’un des fondements de la mythologie littéraire de la photographie. Sur le plan heuristique, le récit de révélation prend la forme d’une quête ou d’une enquête – parfois inconsciente – qui se heurte au faux certificat de transparence de la photographie. En faisant dialoguer l’image et l’écriture, les écrivains vont œuvrer à la constitution d’une poétique à part entière. Une nouvelle « langue » qui permettra l’exploration d’un pan du réel encore inexploré : dépassant le paradigme de la représentation, il s’agit alors de reconnaître la valeur structurante, performative, de la photographie comme du langage.
Conçue comme une heuristique, la révélation ne révèle justement jamais ce que l’on attend. Elle conduit à réfléchir au statut de l’image, mais aussi du langage, par rapport au réel. Dans le récit W ou le souvenir d’enfance (1975), publié quelques années avant La Chambre claire, Georges Perec propose un contrepoint intéressant à la révélation épiphanique et à la « résurrection vive » racontée chez Barthes. Dans W, la photographie n’est pas cet embrayeur de la mémoire escompté, elle est muette, décevante autant que trompeuse, frappée de suspicion. L’album de famille consulté par le narrateur n’est plus la trace du réel ni du passé, mais entérine la disparition des parents et la perte des souvenirs d’enfance :
Sur la photo le père a l’attitude du père. Il est grand. Il a la tête nue, il tient son calot à la main. Sa capote descend très bas. Elle est serrée à la taille par l’un de ces ceinturons de gros cuir qui ressemblent aux sangles des vitres dans les wagons de troisième classe. […] Le père sourit. C’est un simple soldat. Il est en permission à Paris, c’est la fin de l’hiver au bois de Vincennes (Perec 1975, 42).
Curieusement en retrait, Perec se livre à un examen clinique de la figure du père, dans une langue qui serait celle de « l’Histoire avec sa grande hache » (1975, 17) : à coup de phrases brèves, dans une syntaxe minimaliste. L’image n’est plus la preuve d’un « ça a été », mais elle énonce que « ça n’est plus » – et laisse le narrateur incapable d’établir à quoi « ça » renvoie véritablement. Il faudra dès lors créer une autre image, littéraire cette fois : afin de combler ce vide, Perec invente l’île de W, parabole du système concentrationnaire. Tout en se soustrayant à l’écriture autobiographique pour se tourner vers la fiction, l’écrivain opère ainsi un glissement de l’individuel au collectif. Ce glissement permis par l’écriture, l’auteur parviendra plus tard à le transposer à l’image. Dans un entretien accordé à Franck Venaille (1990, 85), Perec explique avoir pu « retrouver » sa famille en dépouillant les archives de son quartier pour un documentaire télévisuel. Les souvenirs conservés par d’autres familles que la sienne – mais pourtant tellement semblables – ont favorisé l’émergence d’un sentiment de familiarité et d’appartenance : si cela « n’a pas été », en revanche, cela « aurait pu être ». Là où chez Barthes le référent adhère, Perec met l’accent sur l’affiliation plutôt que sur la filiation, et se place déjà dans une logique du recyclage amenée à prendre une importance croissante au tournant du XXIe siècle.
La révélation peut donc porter une part de tromperie : son but n’est pas la vérité, mais la réalité conçue dans toute son indécidabilité et son insaisissabilité. Il ne s’agit pas d’évacuer ou d’éviter tout questionnement ontologique, au contraire, mais de poser celui-ci en de nouveaux termes dès lors que l’on reconnaît à toute image – qui est une construction avant d’être un enregistrement – son rôle structurant du réel. C’est la leçon que Joseph apprend dans le roman d’Anne-Marie Garat István arrive par le train du soir (1999) après avoir dérobé dans la poche de son meilleur ami István la photo d’une femme nue dont le visage est dissimulé (sans jamais le nommer, Anne-Marie Garat décrit ici un cliché d’Edward Weston). Joseph est bouleversé par l’image : et s’il s’agissait de sa propre femme Odile, ou de celle d’István, Christine, ou encore d’Alicia, un ancien amour de jeunesse ? Les hypothèses sur l’identité de l’inconnue, les raisons pour lesquelles István garde sur lui une image pornographique se déclinent tout au long du récit qui s’achèvera sans jamais répondre à l’obsession du narrateur ni satisfaire la curiosité des lecteurs : la photo s’est perdue en cours de route. Avant son départ, István offre à Joseph un appareil photo à la place de ce fameux cliché qu’il croit maintenant perdu dans la Seine :
– Elle avait une histoire réelle. Pas une légende ou une prétention sémiotique, elle était elle-même sa propre histoire. Il n’y en a pas beaucoup. Elle est perdue, n’en parlons plus.
– Parle-m’en, je t’en prie, supplié-je, atterré.
– Inutile, sans la voir, tu ne me croiras pas.
– Décris-la-moi. Je te croirai sur parole.
– Impossible, elle est perdue, fantôme au fond de l’eau, et qu’importe, laisse donc. Mais cet appareil photo, j’espère que tu le garderas longtemps, sans céder à sa tentation. Attention, je te mets à l’épreuve. Il est dangereux, séduisant, il invite à imaginer l’intimité de sa chambre noire, receleuse de secrets, menteuse. Es-tu content ? (Garat 1999, 181)
Née grâce à l’action du bain révélateur, la photo disparaît une fois rendue aux eaux de la Seine, emportant avec elle son récit. Sans image, il n’y a pas d’« histoire » : en faisant le choix d’un tel terme, Anne-Marie Garat prend bien soin d’écarter l’idée même de signification propre à toute « prétention sémiotique ». István donne à son ami une belle leçon de photographie, selon laquelle l’image ne révèle finalement rien d’autre qu’elle même. En fine connaisseuse de la photographie argentique, Anne-Marie Garat associe à cette heuristique de la révélation une poétique singulière :
Je ne sais rien des révélations, j’y collabore, j’y travaille dans l’obscurité de l’écriture. Le pouvoir argentique des mots décide dans ce travail au noir qui arrête les formes, les leste de langage, trace des lignes de partage, lignes de litige latentes. Avant d’apprendre que cette image de vigne appartenait au côté de l’envers, celui des mots, je reste longtemps aveugle dans la chambre (Garat 2011, 182).
De l’« obscurité de l’écriture » au « travail argentique des mots », la révélation scelle ainsi l’association étroite entre le littéraire et le photographique, l’écriture et l’image.
L’Objet de… Anne-Marie Garat (2min08s)
Crédits : Actes Sud Éditions
Proposé par auteur le 2020-05-01
Rapidement devenue l’observatoire et le laboratoire du fait photographique, la littérature s’est donc approprié la métaphore de la révélation afin de forger une poétique singulière, ouvrant la voie à de nouvelles formes d’écriture. Préoccupée par le statut ontologique de l’image, elle a mis au point une heuristique de la révélation qui permettait de mettre en cause nos usages et nos représentations du média. Ces questionnements réapparaissent aujourd’hui avec un intérêt renouvelé, tandis que le numérique bouleverse notre rapport à l’image. Dans un contexte où les chambres noires et la chimie de l’argentique sont devenues obsolètes, quel avenir attend cette heuristique de la révélation que l’on vient de mettre en évidence ? L’image numérique, d’ailleurs, mérite-t-elle encore le titre de photographie ?
Contenus additionnels
Phlit : Répertoire de la Photolittérature Ancienne et Contemporaine
Proposé par auteur le 2020-05-01
L’exposition « Photo-littérature » par Marta Caraion et Jean-Pierre Montier (4min28s)
Présentation par Marta Caraion et Jean-Pierre Montier de l’exposition « Photo-littérature » qui eut lieu fin 2016 à la Fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littérature en Suisse.
Crédits : Fondation Jan Michalski
Proposé par auteur le 2020-05-01
« La révélation : archéologie d’une métaphore photolittéraire » par Servanne Monjour
Article de Servanne Monjour pour la Revue internationale de Photolittérature, n.1.
Crédits : Servanne Monjour pour la Revue internationale de Photolittérature Monjour (2017)
Proposé par auteur le 2020-05-01
Références
Claretie, Jules. 1895. L’accusateur : roman parisien. Paris: E. Fasquelle. https://archive.org/details/laccusateurroman00clar.
Edwards, Paul. 2008. Soleil noir: la photographie & littérature : des origines au surréalisme. Hors collection (art). Rennes: Presses universitaires de Rennes. http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=1892.
Garat, Anne-Marie. 1999. István arrive par le train du soir: roman. Paris: Seuil. http://www.seuil.com/ouvrage/istvan-arrive-par-le-train-du-soir-anne-marie-garat/9782020358781.
———. 2011. Photos de familles. Arles: Actes Sud. https://www.actes-sud.fr/catalogue/litterature-francophone/photos-de-familles.
Monjour, Servanne. 2017. « La révélation : archéologie d’une métaphore photolittéraire ». Revue internationale de Photolittérature, octobre. http://phlit.org/press/?articlerevue=la-revelation-archeologie-dune-metaphore-photolitteraire.
Perec, Georges. 1975. W ou Le souvenir d’enfance. Paris: Denoël. http://www.denoel.fr/Catalogue/DENOEL/Romans-francais/W-ou-Le-souvenir-d-enfance.
———. 1990. Je suis né. La Librairie du XXe siècle. Paris: Seuil. http://www.seuil.com/ouvrage/je-suis-ne-georges-perec/9782020126540.
Verne, Jules. 1903. Les Frères Kip. J. Hetzel. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65139741.