Expérimenter les humanités numériques

Les outils d'annotation vidéo pour la recherche

Les outils d’annotation vidéo pour la recherche

Laurent Tessier

Michael Bourgatte

Laurent Tessier, Michael Bourgatte, « Les outils d’annotation vidéo pour la recherche », Étienne Cavalié, Frédéric Clavert, Olivier Legendre, Dana Martin (dir.), Expérimenter les humanités numériques (édition augmentée), Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2017, isbn : 978-2-7606-3837-2, https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/9-experimenter/chapitre1.html.
version 0, 01/09/2017
Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)

La pratique de l’analyse filmique dans le cadre de la recherche en Sciences humaines et sociales (SHS) n’est pas nouvelle. En histoire par exemple, elle est répandue et même institutionnalisée depuis des dizaines d’années. En France, les travaux de Marc Ferro (1974) et d’Henry Rousso (1987) ont, parmi d’autres, permis de montrer les bénéfices de cette pratique, qu’il s’agisse de l’étude de films d’actualité, de films de propagande et même de films de fiction. Face aux images, le travail du chercheur consiste à définir un corpus, puis à cerner les thèmes récurrents, la manière dont ils sont traités, les types de discours, les personnages représentés, etc.

Pour autant, avec la production de plus en plus massive de vidéos et leur circulation facilitée sur Internet, ce sont de nouveaux terrains d’investigation qui émergent aujourd’hui pour la recherche : YouTube, Dailymotion, Archive.org, Canal-U.tv, l’Université ouverte des humanités ou encore les Archives audiovisuelles de la recherche sont des espaces dédiés à la vidéo numérique qui offrent des quantités immenses de matériaux et d’occasions intellectuelles. Cette situation peut même susciter un vertige chez les chercheurs qui ne sont pas bien outillés pour s’emparer de ces corpus vidéo. Comment peuvent-ils investiguer, analyser, traiter ou catégoriser cette profusion inédite de documents audiovisuels ? Il s’agit là d’un sujet central pour les humanités numériques (HN) dont l’un des objectifs est précisément d’outiller les scientifiques et de faciliter leurs pratiques numériques.

Sans prétendre résoudre ici l’ensemble des problématiques soulevées par la vidéo numérique, on peut suggérer que la première action possible est sans doute celle de l’annotation. La prise de notes étant le support naturel de l’activité du chercheur (qu’elle porte ou non sur la vidéo), il est capital pour lui d’avoir la possibilité d’associer ses notes, ses analyses ou ses commentaires aux images qui constituent son corpus. L’objectif de ce chapitre est donc de faire un état des lieux des pratiques actuelles, à partir d’une enquête conduite auprès de chercheurs qui travaillent sur des corpus vidéo. Nous dresserons également ici un panorama des technologies existantes et de ce qu’elles permettent en matière de production scientifique, nous inscrivant en cela dans la perspective des Software Studies (2015). Pour cela, nous prendrons notamment appui sur le projet de R&D « Celluloid » dans lequel nous sommes plus directement impliqués. Dans cet article, on évaluera donc les besoins des chercheurs, on examinera les pratiques ainsi que la pertinence des réponses logicielles existantes.

Le développement des discours vidéographiques

La circulation des images animées a connu plusieurs étapes depuis une centaine d’années jusqu’à l’entrée dans ce que Régis Debray (1992) nomme la « vidéosphère », une ère dominée par les discours vidéographiques. Parmi ces étapes, on peut citer rapidement la diffusion des images analogiques au cinéma et à la télévision, puis la période de démocratisation des caméras personnelles et du magnétoscope. La poussée récente et massive des outils numériques constitue une nouvelle étape décisive dans la production d’images et leur consultation, notamment grâce à des plates-formes de partage qui permettent de consulter instantanément d’innombrables vidéos libres d’accès (productions amateurs, vidéoclips, tutoriels) ou encore des films tombés dans le domaine public (Bourgatte 2014).

Ce changement paradigmatique est un enjeu crucial pour les HN. Les chercheurs qui prennent part à ce mouvement se saisissent actuellement des corpus d’images, voire de films ou de vidéos. Précisons d’emblée que les outils d’annotation d’images fixes ne seront pas présentés dans ce chapitre, même si on peut par exemple signaler l’existence d’outils comme A.nnotate ou ThingLink. D’autres applications comme Hypothes.is permettent plus largement d’annoter des contenus Web, qu’ils soient visuels ou textuels.

Les chercheurs s’appuient alors sur les méthodes et les outils d’abord développés pour l’exploration et l’analyse de corpus textuels. Certes, les HN ne se limitent pas à ces pratiques, et celles-ci ne leur sont pas réservées (les systèmes d’information géographique ou l’analyse des réseaux numériques en sociologie reposent, l’un et l’autre, sur des logiques semblables), néanmoins de nombreuses disciplines sont ainsi concernées. En littérature, en linguistique ou en archéologie, les travaux menés ont pris la forme de la lexicométrie qui implique l’exploration et l’analyse quantitative et qualitative des données et des écosystèmes textuels : repérage des occurrences, des correspondances, développement de typologies (Moretti 2008), Text Mining pour la fouille instrumentée de textes, ou encore Topic Modeling en vue de la modélisation des thèmes contenus dans un texte.

Or, comme l’ont souligné les auteurs du récent volume des Cahiers du numérique consacré au thème des « humanités délivrées », l’un des principaux enjeux des HN est précisément de se saisir de nouvelles formes de littératies « hors du livre » (Clivaz et Vinck 2014) : qu’il s’agisse de nouvelles formes de cultures écrites, orales, visuelles ou multimédiatiques. C’est en ce sens que nous avons engagé, en 2013, le programme de recherche Celluloid sur l’annotation vidéo et les cultures audiovisuelles sur lequel nous reviendrons à la fin de ce chapitre, et dont le blog celluloid.hypotheses.org diffuse les résultats tandis que l’espace celluloid.camp présente les expérimentations méthodologiques. Au-delà de cette initiative particulière, ces dernières années ont vu émerger dans le champ francophone un véritable courant d’études visuelles. Il s’est notamment incarné autour de la plate-forme Culture VisuelleLa plate-forme Culture Visuelle était, jusqu’en 2014, un média scientifique collaboratif, à l’initiative du Laboratoire d’histoire visuelle contemporaine (Lhivic/EHESS) et dont André Gunthert était le directeur de publication. En savoir plus.↩︎ pour la diffusion des recherches tournées vers l’image et la vidéo, ainsi que la fondation d’un groupe de travail en sociologie visuelle et filmique au sein de l’Association française de sociologieConsulter le carnet de recherche du RT 47 - Réseau thématique de l’Association française de sociologie : Sociologie visuelle et filmique.↩︎. En parallèle, on retiendra aussi qu’un important consortium d’acteurs du champ de l’audiovisuel (laboratoires de recherche, fonds documentaires et acteurs de l’Internet) s’est constitué dans le cadre du projet de recherche CinecastCinecast est un projet FUI (Fonds Unique Interministériel) sur l’enrichissement de films et l’échange de métadonnées audiovisuelles. En savoir plus.↩︎. Ce consortium a permis de déployer une réflexion d’envergure sur les enjeux liés aux discours vidéographiques et aux besoins d’outillage technologique des chercheurs.

L’annotation vidéo : un enjeu pour la recherche

L’une des pratiques fondatrices du travail de recherche en SHS réside, on l’a dit, dans la prise de notes et l’annotation de matériaux. Annoter un texte est une pratique, pour ainsi dire, aussi vieille que l’écrit lui-même qui s’est vue démultipliée par les possibilités du numérique. Originellement, il s’agit d’insérer un commentaire, des éléments d’analyse ou une note marginale sur un document textuel, graphique ou iconographique. Il peut exister différents types d’annotations : écrites, visuelles ou multimédiatiques. Leur point commun est d’anticiper un usage asynchrone. Autrement dit, une annotation est un commentaire produit pour être consulté plus tard, par soi-même ou par un tiers.

Face à cette pratique immémoriale, le principal apport du numérique réside dans l’insertion d’une annotation qui est prise entre deux balises informatiques et donc techniquement indépendante et dissociable du contenu premier (Cousins, Baldonado, et Paepke 2000), ce qui n’était pas possible avec l’annotation traditionnelle, imprimée dans le papier et donc difficilement dissociable du contenu annoté.

Comment transposer ces principes à l’annotation vidéo ? Cette question n’a pas encore trouvé de réponse définitive. Si une plate-forme comme YouTube propose un service d’annotation de ressources vidéoPermettant de préciser un élément, insérer un hyperlien ou des sous-titres.↩︎, celui-ci correspond à des usages ludiques et ne vient pas satisfaire les besoins des chercheurs, dans le respect des droits associés aux corpus analysés. L’annotation de vidéos, en tant que pratique de recherche, reste une opération complexe, même pour les chercheurs technophiles. Cela est d’autant plus étonnant que cette pratique concerne des pans entiers des SHS. On pensera prioritairement aux études cinématographiques, pour lesquelles l’image est au centre de l’attention. Dans ce champ, les pratiques pédagogiques les plus courantes impliquent la visualisation, l’analyse, la comparaison et le découpage de séquences (Bordwell et Thompson 2014).

En sciences de l’information et de la communication, en anthropologie ou en sociologie, il n’est pas rare de réaliser ou d’analyser des vidéos, des entretiens et des situations d’enquête filmés qu’il convient de sémantiser. L’observation sociale reposant sur la captation d’images à l’aide de caméras est notamment au cœur des Workplace Studies (Heath, Hindmarsh, et Luff 2010), un courant de recherche dont la méthode consiste à capter des activités sur une longue période pour ensuite analyser finement les vidéos et consigner les attitudes, les comportements, les interactions. Comme cela a été évoqué en introduction, cette pratique est également répandue en histoire. La géographie, les sciences de l’éducation et les sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS) ne sont pas en reste : on y étudie des films d’urbanisme ou météorologiques (comme le fait CNRS Images en diffusant des vidéos sur les problèmes de l’urbanisme, de l’habitat et de la sociétéVoir la série de podcasts vidéo produits par CNRS Images.↩︎), des documents à caractère pédagogique (par le réseau CanopéLa banque de séquences didactiques du réseau Canopé est un espace contenant de nombreuses ressources à caractère pédagogiques utiles pour les enseignants. En savoir plus.↩︎) ou des séquences permettant d’observer les mouvements du corps (à l’UFR STAPS de l’Université de Lorraine grâce à sa plate-forme technologiqueLa plateforme technologique de la Faculté des Sciences du Sport de Nancy l(Université de Lorraine) est équipée de caméra et d’un système d’enregistrement et d’analyse des mouvements corporels. En savoir plus.↩︎).

Dans certains de ces travaux, l’étude de l’image elle-même constitue une finalité. Pour d’autres, elle n’est qu’un matériau, soit principal, soit complémentaire d’autres sources (textuelles, orales). Ce matériau peut être ou non produit par le chercheur. Mais dans tous les cas, ces recherches nécessitent un outillage technologique. L’historien Rémy Besson (2014) en a fait l’expérience en travaillant sur un corpus d’entretiens filmés qu’il souhaitait annoter pour expliciter les propos tenus par les protagonistes. Pour cela, il a dû trouver des solutions pour répondre à ses besoins en encapsulant des vidéos streamées (diffusées en direct depuis un site distant) depuis la plate-forme VimeoVimeo est une plate-forme de diffusion et de partage de vidéos en ligne. En savoir plus.↩︎ vers un site dédié, puis en insérant des contenus périphériques : textes de présentation, mots-clés, etcVoir le site du projet Archiver à l’époque du numérique, initiative du Centre de Recherches Intermédiales sur les arts, les lettres et les techniques (CRIalt) de l’Université de Montréal.↩︎.

Au problème de l’analyse elle-même s’ajoute celui de la médiatisation des recherches en ligne (contenu vidéo et annotations périphériques). Sur ce point, on évoquera le cas de la chercheuse Hélène Fleckinger (2011) qui a dû faire face à des besoins de présentation de son corpus et des annotations associées. Elle a d’abord fait un travail de repérage des acteurs des mouvements féministes dans un corpus de films documentaires. Pour cela, elle a utilisé un logiciel pour insérer des marqueurs sur le film chaque fois qu’elle repérait, seule ou avec l’aide d’une protagoniste, d’autres actrices-clés de ces mouvements. Mais rendre compte de ce travail sur Internet n’a pas été possible autrement que par des transcriptions textuelles au sein d’un projet baptisé « Bobines féministes« Bobines féministes » est un projet qui a pour objectif de rassembler, éditorialiser et partager des ressources numériques sur l’histoire de l’audiovisuel féministe (et, plus largement, de l’audiovisuel militant et du mouvement féministe) en France dans les années 1970. En savoir plus.↩︎ ».

Des pratiques généralisées de bricolage

Depuis 2010, dans le cadre du programme de recherche CinecastCinecast est un projet FUI (Fonds Unique Interministériel) sur l’enrichissement de films et l’échange de métadonnées audiovisuelles. En savoir plus.↩︎, nous avons conduit sous forme d’entretiens semi-directifs une ethnographie des chercheurs en SHS travaillant sur des matériaux vidéo (films, séries, documentaires, journaux télévisés), dans un contexte d’avènement des technologies centrées sur l’utilisateurTreize entretiens semi-directifs menés par Michael Bourgatte entre septembre 2010 et août 2013 dans le cadre du programme de recherche CineCast.↩︎. Comme cela apparaît dans les exemples précédemment évoqués, cette enquête nous a permis de découvrir que les pratiques relèvent le plus souvent d’un « bricolage » nécessitant de faire avec « les moyens du bord » (Levi-Strauss 1990 (1962)). Les chercheurs que nous avons observés utilisent des crayons et du papier ou des logiciels ordinaires de traitement de texte. Aucun logiciel dédié à l’analyse de films ne s’est imposé au sein de la communauté scientifique, malgré quelques tentatives de développement technologique comme Ant), Anvil ou Pad.ma).

Ce travail d’analyse manuel et linéaire se fait généralement en plusieurs étapes. Les chercheurs s’installent devant leur écran (télévision ou ordinateur) et ils prennent des notes factuelles consistant à relever des éléments-clés de la structure narrative : personnages, décors ou effets de montage. Dans un second temps, ils reviennent sur le contenu pour affiner leur analyse, confirmer des intuitions, consigner de nouvelles données. La prise de notes est donc nécessairement linéaire, ce qui ne facilite pas la circulation dans le matériau filmique. Autant cette manière de procéder est aisée lorsqu’on manipule un ouvrage papier, autant elle devient fastidieuse et chronophage lorsqu’on explore un contenu audiovisuel. Par ailleurs, il est extrêmement difficile de mener des analyses comparées, à moins d’employer des stratagèmes, à l’exemple de cette chercheuse qui crée des lignes d’analyse temporelle sur des feuilles de papier qu’elle assemble ensuite avec de l’adhésif, à la manière d’un rouleau de papyrus.

Certains chercheurs, qui travaillent sur des sources DVD/Blu-ray ou des fichiers numériques (type MP4), trouvent des solutions avec les technologies qui sont à leur disposition. Ils utilisent notamment les signets des lecteurs vidéo QuickTime ou VLC pour faciliter leur circulation dans le contenu vidéo (l’objectif étant de marquer les moments-clés du film qu’ils analyseront ensuite en profondeur). D’autres réalisent des captures d’écran pour illustrer ou argumenter un propos, notamment en vue d’une publication. Mais ces actions restent sommaires et beaucoup de chercheurs peinent même à trouver des astuces pour télécharger des ressources accessibles en ligne ou convertir des fichiers vidéo qui pourront ensuite être manipulés plus aisément.

Le détournement des outils professionnels de montage

Pour les chercheurs les plus technophiles, il est cependant inconcevable de rester dans cet état de dénuement technologique. C’est pourquoi certains d’entre eux se sont emparés des logiciels traditionnels de montage : ceux qui sont mis à disposition des usagers à l’achat d’un ordinateur, comme Movie Maker ou iMovie ; mais surtout des logiciels payants, initialement destinés à un public de professionnels comme Adobe Premiere ou Final Cut Pro (Deligne 2010). Ils font alors un usage stratégique et tactique de ces outils, selon Michel de Certeau (1990), au sens où ils n’utilisent qu’une partie des fonctionnalités dédiée à l’annotation.

En effet, ces logiciels n’ont pas été conçus pour la recherche et ils ne répondent que partiellement aux besoins des analystes de l’image. Les fonctionnalités d’annotation occupent une place secondaire dans leur ergonomie générale, car elles n’ont qu’une place de pense-bête en vue du montage d’un film. S’ajoute à cela le lourd investissement financier que leur usage suppose (achat d’un ordinateur suffisamment puissant équipé du logiciel), ainsi que la complexité d’usage générée par le grand nombre de fonctionnalités inutiles et donc parasites pour le chercheur. Par ailleurs, la pratique du montage (qui peut s’avérer utile dans certains cas de figure) demande des compétences poussées que seuls les chercheurs en études cinématographiques peuvent se permettre de développer.

On le voit, pour la plupart des scientifiques appartenant aux disciplines issues des HN, l’usage d’un logiciel adapté à la recherche s’impose. Dès 2010, l’idée d’un logiciel d’annotation vidéo qui leur est dédié mobilise des équipes de recherche (LIRIS, INA, IRI). Un tel outil doit notamment ouvrir de nouvelles perspectives en favorisant la systématisation et le partage des résultats. Il doit aussi donner la possibilité de présenter une recherche, un corpus et des commentaires associés de manière formalisée lors d’une conférence ou d’un séminaire.

Les premiers outils d’annotation vidéo et leur positionnement

Dans un contexte de poussée de la vidéo et des technologies numériques centrées sur l’usager, on a vu apparaître, en France, trois outils : Advene, Mediascope et Lignes de temps. Advene, développé par le laboratoire LIRISAdvene (Annotate Digital Video Exchange on the Net) est un logiciel d’annotation développé par le laboratoire LIRIS - UMR CNRS de l’Université Claude Bernard - Lyon 1. En savoir plus.↩︎, est le résultat d’un projet de recherche technologique très novateur intégrant de nombreuses fonctionnalités d’annotation et de montage. Cependant, le développement de cette technologie s’inscrit dans une démarche expérimentale qui n’a pas donné lieu à une large diffusion dans le monde de la recherche. On peut malgré tout mentionner une application ayant permis de montrer le potentiel de cet outil : un projet d’analyse de parcours de visites filmés dans des muséesVoir Schmitt (2012). Dans le cadre de cette recherche, l’analyse porte sur des films réalisés par des visiteurs à l’aide de caméras embarquées sur des casques, ce qui a permis de générer un corpus de vues subjectives. Le logiciel Advene permet ensuite de mettre en vis-à-vis le film et la ligne d’annotation qui comprend la transcription des verbalisations, ainsi que des indications sur les gestes réalisés lorsque cela s’avère nécessaire.↩︎.

Mediascope est un outil d’aide à l’analyse de programmes audiovisuels implémenté à l’INAthèque, la bibliothèque de recherche de l’INA. Librement téléchargeable jusqu’à une période récente, Mediascope reste utilisé par des chercheurs qui se rendent directement dans ce fonds documentaire pour travailler sur des corpus télévisuels. L’outil est surtout utilisé pour ses fonctionnalités de lecture (pause, stop, avancer, reculer), le découpage de segments (isoler différents sujets dans une émission, chapitrer une séquence longue (Spies 2000)), la ponction d’images (sous la forme de captures d’écran (Auzas 2013)) et la constitution de corpus personnalisés (Mariau 2014). En revanche, il est peu mobilisé pour la prise de notes. La plupart du temps, les analyses de séquences continuent à être menées sur papier ou à l’aide d’un deuxième écran et d’un logiciel de traitement de texte.

Lignes de temps est le premier outil d’annotation vidéo dont on peut dire qu’une communauté de chercheurs l’a utilisé de manière systématique. On l’a imaginé en collaboration avec des critiques de cinéma. Autant dans son fonctionnement que dans son ergonomie, il s’inspire donc des interfaces de montage filmique. Il est centré sur le caractère temporel du film et fonctionne selon un principe de fabrication de lignes d’analyse (Puig et Sirven 2007 ; Bourgatte 2012). À l’ouverture d’un projet, Lignes de temps génère un plan par plan : une ligne découpée en autant de plans que le film en contient. Ce découpage permet d’en visualiser la quantité et leur durée. Il facilite surtout la navigation dans le contenu filmique et la conduite d’analyses.

En ce sens, on peut dire que Lignes de temps favorise l’exploration libre et personnalisée des contenus vidéo. Il permet de marquer des séquences en les numérotant, en les colorisant ou en les taguant (insertion de mots-clés). Il est possible de prendre des notes ; de démultiplier les lignes d’analyse ; de faire une étude comparée entre plusieurs ressources vidéo ; de segmenter ses ressources et même de mettre des scènes en regard grâce à une fonctionnalité dite de bout à bout. Ces fonctionnalités d’ajout de descripteurs, de manipulation et de comparaison des contenus permettent de repérer des procédés techniques récurrents, des personnages, etc. Elles agissent incontestablement comme un facilitateur pour le chercheur. Le logiciel est utilisé à des fins pédagogiques avec des publics scolaires, y compris dans des petites classes (CP). Dans le cadre d’ateliers d’éducation à l’image, il permet de revenir sur les films vus en salle, de les explorer et d’approfondir ainsi une culture audiovisuellePour une description des activités menées dans ces ateliers, voir Archat Tatah et Bourgatte (2014).↩︎.

Annoter et collaborer autour des images : le projet Celluloid

Que ce soit pour des problèmes de financement, de moyens humains, ou d’autres motifs, aucun des outils cités précédemment n’a connu de développement lui permettant d’être largement adopté au sein de la communauté scientifique. Ces expériences ont cependant permis de déclencher une dynamique de recherche et ont mis au jour le besoin d’un outil. À partir de ce constat, la technologie Celluloid, dont le développement a commencé en 2015, s’inscrit dans cette dynamique. Elle s’appuie sur l’assemblage de briques technologiques Open Source, des bibliothèques Javascript, et sur une philosophie importée de la sphère de l’annotation textuelle adaptée à la vidéo. Le module d’annotation Annotator, développé par l’Open Knowledge Foundation Network, utilise le format « Open Annotation Data Model ». Nous avons associé ce module au lecteur vidéo Video.js, développé en HTML5.

Le défi est de réaliser un outil accessible et simple d’utilisation. Le premier objectif est de pouvoir naviguer dans une vidéo, sélectionner et marquer des points ou des segments en y associant du texte, des images ou d’autres vidéos. Le deuxième objectif est de permettre la collaboration de plusieurs acteurs, pouvant avoir des statuts différents (on pense notamment au cas du professeur qui collabore avec ses étudiants dans le cadre d’un séminaire et qui aura alors une position d’autorité). Le troisième objectif est de s’assurer que les droits relatifs à l’exploitation des contenus vidéo sont respectés, ce qui nécessite de sécuriser l’accès à la plate-forme par un dispositif d’authentificationDu type CAS (Central Authentification Service) ou Shibboleth.↩︎.

Il importe également de prendre en compte la pérennité des technologies utilisées, afin que ces outils constituent un véritable gain pour les chercheurs, les enseignants et les étudiants. À cette fin, il est indispensable de composer avec l’offre du marché numérique, en faisant attention aux spécificités des systèmes d’exploitation (Windows, OS X, iOS, Linux, Android, etc.) et des navigateurs (Internet Explorer, Firefox, Chrome, Safari, etc.) qui ont chacun leurs propres méthodes de décodage des vidéos. Il faut, en outre, anticiper les évolutions technologiques. Il s’agit de concevoir une interface dite adaptative – ou responsive – qui fonctionne avec tous les types d’écrans (ordinateurs, tablettes, smartphones). L’ensemble de ces contraintes techniques a un effet direct sur les pratiques : on sait qu’un outil qui ne lève pas, d’emblée, ces verrous ne sera pas utilisé par la communauté des chercheurs.

Une fois l’inventaire de ces contraintes techniques réalisé, il faut souligner que le projet Celluloid repose sur un parti pris de fond qui consiste à désacraliser le film, en prenant au sérieux la mutation des discours vidéographiques. L’accès aux contenus audiovisuels s’est massifié ; la production et la diffusion d’images ne sont plus l’apanage des seuls professionnels. Tout le monde peut désormais regarder, capter et diffuser des images sur la plate-forme YouTube, ainsi qu’avec des applications comme VineApplication mobile qui permettait, de 2013 à 2016, d’héberger et de partager des vidéos de 6 secondes diffusées en boucle. Voir les archives.↩︎ ou PeriscopeApplication mobile lancée en 2015 permettant de filmer et diffuser en direct. Accéder à Periscope.↩︎. Sur le modèle des pratiques d’annotation textuelle, qui se sont démocratisées avec la naissance du livre de poche, Celluloid promeut une pratique d’annotation réalisée directement sur la matière filmique. Techniquement, on insère donc des marques d’annotation sur une trame transparente qui est elle-même posée sur l’image filmique. Au final, on obtient une constellation de marques sur le film que l’on peut faire apparaître ou masquer à sa guise.

Pour travailler avec Celluloid, le chercheur ou le groupe de recherche peut constituer son corpus en mobilisant plusieurs types de sources : des vidéos libres de droits qu’il télécharge sur la plate-forme ou qu’il streame ; des vidéos produites directement par le ou les chercheur(s) ; des vidéos sous droits pour peu qu’il s’en acquitte. Ce problème fondamental de la gestion sécurisée de films soumis au droit d’auteur a d’ailleurs fait l’objet d’un travail exploratoire mené avec le consortium UniversCiné. Sur ces vidéos, l’outil d’annotation permet non seulement d’intégrer du texte avec mise en forme (fonctions basiques de traitement de texte), mais aussi des images ou d’autres vidéos, de manière à créer des liens entre différents contenus (montrer qu’un plan est inspiré d’un tableau ; intégrer un commentaire filmé) selon un principe multimédiatique ou d’hypervidéo.

Celluloid est un outil qu’on a conçu pour la production d’annotations collaboratives. Il ne s’agit donc pas seulement de donner les moyens à un chercheur d’annoter une ressource, mais bien de penser les modalités de partage, d’échange et de recherche collective. Celluloid se présente ainsi comme un module intégré à un espace numérique de travail (ENT), au sein de l’environnement MoodleMoodle est une plate-forme d’apprentissage permettant de créer des environnements pédagogiques personnalisés à destination d’une communauté. Il s’agit d’un logiciel sous licence libre GNU. En savoir plus.↩︎, ce qui offre la possibilité de créer des groupes de travail (un groupe de chercheurs ; une classe et un professeur) autour d’une ressource vidéo. Les participants peuvent également échanger à distance ou en présentiel et tirer parti de services périphériques intégrés à l’ENT, comme le wiki, le forum ou la carte mentale qui vont leur permettre d’organiser leurs recherches ou de planifier des tâches. Celluloid pourrait, par exemple, faire l’objet d’une utilisation pour la mise en route de colloques ou de séminaires « inversés » en suivant le modèle pédagogique de la classe inversée (principe consistant pour le professeur à fournir un contenu théorique en amont du cours afin que l’apprenant le consulte chez lui, pour qu’en classe, professeur et élèves consacrent plus de temps à des applications pratiques).

Par exemple, nous avons utilisé Celluloid pour animer un atelier dans le cadre du THATCamp Paris 2015Atelier Les outils d’annotation vidéo pour la recherche et la formation proposé par Michael Bourgatte et Laurent Tessier.↩︎. À partir d’un mashupLe mashup est une pratique de manipulation des images animées qui consiste à ponctionner des séquences dans des contenus sources distincts – films, reportages, publicités, etc. – et à les associer pour fabriquer un nouveau contenu.↩︎ préparé en amont, les participants étaient invités à cerner les sources des différentes vidéos le composant et à les partager via l’outil d’annotation. Ils pouvaient en outre commenter, enrichir, voire contredire les trouvailles des autres participants dans une logique collaborative.

En dépit de quelques initiatives ouvertes émanant du monde universitaire (comme VialoguesVialogues a été développé à la Columbia University aux États-Unis. En savoir plus.↩︎), beaucoup d’entre elles sont développées par des acteurs privés dans une logique propriétaire. C’est un aspect de l’explosion des technologies pour la recherche et des EdTechs (dénomination qui sert à désigner l’ensemble des technologies pour l’enseignement) qu’on ne doit pas sous-estimer si l’on ne veut pas freiner l’émergence de solutions ouvertes, développées par et pour les chercheurs. Dans cet esprit, on peut par exemple citer les outils développés par la Software Studies Initiative, dirigée par Lev Manovich comme ImagePlot, qui permet d’explorer de grands corpus d’images afin de repérer des motifs récurrentsOn pourrait d’ailleurs imaginer de combiner un outils tel que Celluloid avec ImagePlot dans le but de faire identifier à des étudiants des patterns dans des corpus vidéo.↩︎, ou encore ceux du Center for History and New Media de la George Mason University comme OmekaOmeka est un logiciel de gestion de collections. Là aussi, on pourrait imaginer de mettre à profit les croisements avec un logiciel d’annotation vidéo : Omeka pourrait par exemple permettre à des étudiants de gérer une bibliothèque de vidéos annotées. En savoir plus sur Omeka.
Voir également le chapitre 7 « Du digital naive au bricoleur numérique : les images et le logiciel Omeka » de Cécile Boulaire et Romeo Carabelli.↩︎
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Les mutations liées à l’explosion de la vidéo numérique doivent aussi être appréhendées dans l’environnement plus large de l’enseignement supérieur. De récentes études montrent que 80% des étudiants utilisent aujourd’hui des vidéos en ligne pour préparer leurs cours, approfondir leurs enseignements et préparer leurs examens. Il s’agit de vidéos réalisées par les enseignants ou trouvées sur Internet (le plus généralement sur YouTube ou sur des plates-formes d’enseignement en ligne comme la Khan Academy. Selon les mêmes sources, 70% de ces étudiants disent consulter de plus en plus régulièrement ces vidéos directement pendant leurs cours. Pour les chercheurs, le développement de ces usages pédagogiques remet en question les pratiques de recherche d’au moins deux manières. D’une part, ces vidéos pédagogiques constituent un terrain d’enquête, notamment en sciences de l’éducation, où les usagers peuvent avoir recours aux outils d’annotation pour traiter ces corpus particuliers. D’autre part, et au-delà même des questions d’annotation, ces nouveaux usages posent la question de la production d’images de recherche, un champ qui reste encore largement à explorer.

Références
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Contenus additionnels

Carnet de recherche du programme Celluloid

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Espace celluloid.camp

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Laurent Tessier

Laurent Tessier est maître de conférences et vice recteur en charge du Campus numérique à l’Institut catholique de Paris (EA7403). Il est membre du Centre Edouard Branly et chercheur associé au CERLIS à l’Unité de recherche Religion, culture et société (EA7403). Ses recherches portent notamment sur les usages pédagogiques des dispositifs numériques ainsi que sur les méthodes d’enquête ayant recours aux images numériques (Dagiral et Tessier 2013, 2014).

Michael Bourgatte

Michaël Bourgatte est maître de conférences à l’Institut catholique de Paris (Unité de recherche Religion, culture et société, EA7403) et directeur délégué du Centre Edouard Branly pour les Humanités numériques. Ses recherches portent sur les usages sociaux des nouvelles technologies et l’éducation au numérique. Il a codirigé le n° 46 de la revue Éduquer/Former (Innovations pédagogiques et usages de la vidéo , 2014). On lui doit également la codirection de l’ouvrage Le cinéma à l’heure du numérique. Pratiques et publics (MkF Editions, 2012).