Les éditions critiques numériques

Introduction

Introduction

Robert Alessi

Marcello Vitali-Rosati

Robert Alessi, Marcello Vitali-Rosati, « Introduction », dans Robert Alessi, Marcello Vitali-Rosati (dir.), Les éditions critiques numériques : entre tradition et changement de paradigme (édition augmentée), Les Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2023, isbn : 978-2-7606-4857-9, https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/12-editionscritiques/introduction.html.
version 0, 27/03/2023
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Les sciences humaines sont les sciences du texte : les textes sont nos objets d’étude et les méthodologies des différentes disciplines des sciences humaines sont des approches structurées de la lecture et de l’interprétation.

Dans ce sens, les sciences humaines naissent avec l’humanisme. C’est à ce moment, à partir du XIVe ou du XVe siècle, qu’a émergé la question du rapport au texte, de la place qui doit être la sienne dans le cadre d’un contexte historique spécifique et de la nécessité de prendre en compte sa transmission. Autant de questions que ne se posait pas le lectorat médiéval qui considérait les textes comme des objets atemporels. C’est à partir du XIVe siècle que commence à naître la sensibilité à la situation historique de chaque texte. Les classiques de l’Antiquité cessent alors d’être perçus comme des œuvres contemporaines et on commence à voir en elles l’expression d’un passé, d’une société et d’une culture particulière.

Dès lors, ces nouvelles questions déterminent une série de méthodes préalables à l’étude des textes : c’est la naissance de la philologie.

Ce changement de paradigme survient de façon plus ou moins parallèle à l’émergence d’un nouveau mode de diffusion des textes : l’impression à caractères mobiles. Sans être l’une la cause de l’autre, philologie et imprimerie naissent et évoluent ensemble. Le modèle imprimé est le modèle dans lequel s’incarne le savoir philologique et l’édition critique en devient l’expression la plus significative. Faire une édition critique imprimée est de fait le geste qui représente le mieux un rapport scientifique au texte, qui en questionne l’authenticité, le contexte historique, la transmission et finalement le sens.

À une époque comme la nôtre, où les supports de production et de diffusion continuent à évoluer, il n’est donc pas anodin de nous poser la question : que devient un savoir qui s’est déposé en quelque cinq ou six siècles dans les méthodes de production des éditions critiques au temps du numérique ? Comment des modèles épistémologiques, des méthodologies et des connaissances qui se sont incarnées dans le monde du papier peuvent aujourd’hui recevoir un nouvel usage dans les environnements numériques ? De quelle manière les nouveaux supports peuvent-ils permettre l’émergence de nouveaux modèles théoriques et de nouvelles formes d’interprétation et de compréhension des textes ? Pour poser ici une question quelque peu ambitieuse : que devient le savoir des sciences humaines à l’époque du numérique ?

Les grandes collections d’éditions critiques imprimées déterminent depuis le XIXe siècle les standards de qualité dans la suite desquels il semble aujourd’hui naturel d’inscrire les éditions numériques. S’il est nécessaire de comprendre l’édition numérique contemporaine dans la continuité de cette tradition, il faut néanmoins souligner les avantages majeurs qu’offrent les environnements numériques. En plus de fournir des textes à partir desquels il est possible de réaliser des recherches, des corrélations ou encore des extractions de données, ils offrent un accès libre et respectueux de la propriété intellectuelle des éditeurs. Toutefois, la rigueur scientifique et la présence d’un apparat critique ne suffisent pas : pour prendre ici un exemple, l’encodage strict – et non fac-similaire – des données ne permet pas de produire naturellement des apparats critiques tels que ceux que les grands savants nous ont habitués à lire en latin. D’un autre côté, il ne faut pas oublier que la rigueur de l’encodage produit des éléments, certes invisibles, mais extrêmement précieux, tels que l’encodage précis des variantes textuelles, la segmentation des textes donnés dans différentes langues, les éléments de contexte des fragments, voire la corrélation des termes techniques d’une langue à l’autre. Le texte se transforme donc en données que l’on peut interroger et manipuler à des fins heuristiques.

Ce livre offre à la fois une réflexion sur la définition de ces standards, qu’il n’est pas aisé de réunir aujourd’hui dans les éditions numériques, et une analyse des méthodes et des langages à mettre en œuvre et à apprendre pour les atteindre. On tentera également de mesurer quelle est l’influence des méthodes d’encodage des données sur la présentation au lecteur des différents appareils de notes critiques, ainsi que de questionner les formes d’autorité et de légitimation de l’œuvre en contexte numérique.

Dans les deux premiers chapitres, les directeurs de ce livre situeront les grandes questions théoriques relatives à l’édition et plus particulièrement à l’édition critique à l’époque du numérique. Ils proposeront ensuite une série de chapitres dédiés à l’édition critique des textes anciens. Robert Alessi introduira le sujet de façon générale (chapitre 3) avant que des questions spécifiques soient abordées : sur la représentation d’une tradition multiple (chapitre 4), le traitement des textes inachevés (chapitre 5), la réalisation d’une édition de fragments (chapitre 6). Le livre va finalement proposer des réflexions qui vont au-delà du corpus classique et qui concernent la possibilité d’exploiter les données encodées dans des environnements numériques (chapitre 7) et les rapports entre lisibilité et fidélité à l’édition papier, avec l’étude des éditions des dictionnaires anciens (chapitre 8). Le livre se conclura avec une question rarement abordée : la gestion de projet. Les éditions critiques numériques sont en effet souvent le fruit de projets de recherche et le dernier chapitre (chapitre 9), avec l’étude de cas d’une édition critique de Leigh Hunt, montrera comment une réflexion épistémologique particulière s’incarne dans la phase projectuelle d’un travail d’édition.

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Robert Alessi

Membre statutaire de l’Unité Mixte de Recherche « Orient & Méditerranée » (CNRS UMR 8167, Paris). Son travail porte sur l’édition des textes médicaux grecs et arabes, l’histoire de la médecine, mais aussi sur l’informatique appliquée aux études classiques. Il a conçu plusieurs logiciels de saisie d’éditions critiques multilingues destinées à l’impression et à l’export au format TEI xml.

Marcello Vitali-Rosati

Professeur titulaire au département des littératures de langue française de l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques. Il développe une réflexion philosophique sur les enjeux des technologies numériques : le concept de virtuel, l’identité numérique, les notions d’auteur et d’autorité, les formes de production, légitimation et circulation du savoir à l’époque du web, et la théorie de l’éditorialisation.