Les modèles économiques de l’édition numérique
Gérard Wormser, « Les modèles économiques de l’édition numérique », dans Michael E. Sinatra, Marcello Vitali-Rosati (dir.), Pratiques de l’édition numérique (édition augmentée), Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2014, isbn : 978-2-7606-3592-0, https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/1-pratiques/chapitre6.html.
version 1, 01/03/2014
Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)
L’édition papier, telle que nous la connaissons, s’est développée à partir du début du XVIIIe siècle. Plusieurs notions clés de cette forme de production du savoir sont nées et se sont affirmées pour rendre possible un modèle économique particulier : celui du copyright tel qu’il est défini à partir du Statut d’AnneLe copyright tel qu’il est défini à partir du Statut d’Anne était conçu comme un droit d’équilibre entre les intérêts de la société et ceux des auteurs et avait pour but d’« encourager les hommes éclairés à composer et écrire des livres utiles ».↩︎, promulgué en Grande Bretagne en 1710. À partir de ce moment, les auteurs deviennent des professionnels, rémunérés par les maisons d’édition chargées de mettre en forme et de faire circuler leurs textes. Avec la naissance et le développement du web, à partir des années 1990, de nouveaux dispositifs de circulation des contenus se mettent en place et se présentent comme des modèles alternatifs. Cette concurrence nouvelle menace de mettre en crise le modèle traditionnel de l’édition papier. Quels modèles économiques pour la circulation du savoir sur le web ? Est-il possible d’éviter la désorganisation totale et la perte conséquente de qualité qui effraie certains usagers ? Quels sont les enjeux liés au développement de nouveaux modèles économiques ? Ce sont les questions auxquelles ce chapitre tente de répondre.
Un modèle économique en changement
Tant les travaux de Philippe Aigrain (2012) en Europe que ceux de Lawrence LessigPour voir les travaux de Lessig.↩︎ aux États-Unis l’affirment : dans nombre de domaines de nos activités intellectuelles, nous ne faisons pas principalement d’actes marchands, alors même que nous accédons à des biens de valeur auxquels nous consacrons une part importante de notre temps. Les biens non marchands se sont multipliés avec le développement des médias. La photographie « amateur » en est l’exemple paradigmatique, mais c’est le propre de la « société du spectacle » (Debord 1992) que de fondre en un geste unique un acte marchand et un projet de « développement personnel ». S’agissant de l’édition, cela n’est guère nouveau. Peu d’auteurs ont pu vivre des ventes de leurs ouvrages. Pendant environ 150 ans, dans les pays développés d’Europe et d’Amérique, on a pu croire qu’un réseau de libraires séduirait un public cultivé assez nombreux pour rétribuer toute la « chaîne du livre ». Cette économie s’est rompue en plusieurs temps. La montée en puissance de la diffusion de la musique et de la vidéo sur des supports compacts et bon marché s’est accompagnée d’investissements considérables dans des réseaux de promotion et de vente à distance : les programmes télévisés diffusant musique, films et interviews, les multiples opérations commerciales de la grande distribution et la généralisation des appareils mobiles de diffusion de ces sons et de ces images ont réduit l’emprise des éditeurs dans le monde de la culture et les ont contraints aujourd’hui à diffuser commercialement des fichiers numériques au lieu d’imprimer des livres. Cette transformation s’accompagne d’une révolution dans la forme des ouvrages. De plus en plus de possibilités d’édition augmentées, multimédia, sont explorées. Le livre classique n’est plus la seule forme de transmission du savoir, ni peut-être la principale.
Cependant, l’édition traditionnelle a développé certains des aspects centraux de la diffusion de biens culturels. Leur utilisateur ne paie qu’un droit d’accès puisqu’il ne détruit pas le bien en le consommant, et que, une fois payés les frais d’impression et de distribution, ce dernier reste disponible pour tout autre. Le marché d’occasion contribue à pérenniser la notoriété des éditeurs et des auteurs et fait participer les lecteurs à l’établissement d’une cote des ouvrages. L’économie de l’édition repose aussi sur la mutualisation auprès d’un vaste public qui ne paie pas chaque ouvrage en particulier : les bibliothèques assurent cette circulation à moindre coût qui accroît la circulation des livres et des idées tout en assurant des revenus prévisibles aux éditeurs. Ces traits sont-ils conservés dans le cas de la transformation des ouvrages en fichiers numériques ? L’édition numérique recouvre des domaines suffisamment variés pour ressortir d’une multiplicité de modèles. Nous nous contenterons dans les pages suivantes de présenter ceux-ci sans pouvoir anticiper sur leur devenir.
De l’édition papier à l’édition numérique
La pérennité de l’édition papier venait d’un ensemble de facteurs déterminant sa capacité d’action. Le catalogue en était la marque éminente. Indiquant une ligne éditoriale, il confirmait une réputation et faisait bénéficier l’éditeur de la « longue traîneL’expression « longue traîne » est employée notamment pour décrire une partie du marché des entreprises de e-commerce, telles qu’Amazon ou Netflix, qui réalisent une importante partie de leur chiffre d’affaires en vendant un très grand nombre de produits différents en petite quantité.↩︎ » : sur une longue durée, un ouvrage pouvait amortir ses coûts sans avoir jamais été un succès, par de petites ventes. L’édition est rarement un métier spéculatif, mais ses activités passées ont des effets durables. Cet espoir se réalise d’autant mieux si l’éditeur maîtrise des circuits de diffusion et de distribution. Anciennement, nombre d’éditeurs étaient aussi libraires, et si certains éditeurs distribuaient leur production et celle d’autres maisons, il en résultait un chiffre d’affaires accru et toujours à l’équilibre. Bien évidemment, ces métiers exigent de forts capitaux et rapprochent l’édition du commerce de masse. La prescription et la recommandation existent également de longue date : les ouvrages scolaires ont pris le relais des manuels de religion, certains titres sont vendus par abonnement ou souscription, un ensemble de récompenses sous forme de « prix littéraires » vient stimuler les ventes sur quelques titres dont la profitabilité devient considérable, et la médiatisation intensifie encore cet effet. Ici, les maisons d’édition sont étroitement imbriquées avec le secteur des médias : certains auteurs relèvent du show business le plus outrancier, mais ils rapportent. De la célébrité naissent alors des droits dérivés (traduction, adaptation) qui augmentent les marges bénéficiaires de l’éditeur initial. Enfin, pour nombre d’ouvrages difficiles ou spécialisés, les subventions, les achats publics et divers dégrèvements fiscaux favorisent la durabilité des activités.
Ces aspects centraux du système éditorial se configurent de tout autre manière avec le numérique. La profusion nouvelle de documents en tout genre et des nouveautés fragilise le catalogue tant le meilleur des publications antérieures est de fait intégré aux publications nouvelles. Cela est moins vrai pour la fiction que pour les ouvrages documentaires, bien entendu. La maîtrise de la diffusion semble un lointain souvenir et les éditeurs composent avec des plateformes nouvelles (notamment Amazon) qui les renvoient certes à leur métier fondamental, la création, mais les privent de la possibilité d’investir dans des circuits commerciaux. Il devient de plus en plus délicat de contrôler la recommandation là où le bouche à oreille a été remplacé par les réseaux sociaux. Le secteur de l’édition fait donc face à une adaptation d’ensemble, sans compter qu’il n’existe que peu d’éditeurs qui puissent dépenser en continu les sommes requises pour populariser leur production dans les circuits médiatiques. Les précédents de la musique ou de la presse n’augurent rien de réjouissant pour les acteurs du secteur marchand, confrontés tout à la fois à la puissance des entreprises nativement numériques et aux développements proprement ahurissants de l’économie des réseaux sociaux et de la recommandation. Dans le développement de l’édition numérique, quelle sera la place des éditeurs ? La réponse à cette question tient pour une large part aux types de licences et de modèles de diffusion qui seront plébiscités par le marché.
Le passage au numérique des procédés éditoriaux se produit à la fin du siècle dernier. L’édition sur des supports numériques prend alors acte de transformations radicales et sans retour. L’objectif le plus visible consiste à prendre place dans de nouveaux circuits commerciaux de biens « dématérialisés », dont la pénétration est considérable. Le public cultivé déserte les librairies et s’informe en réseau. Dès lors, les propositions des éditeurs, capables jusqu’à récemment de tenir le marché des centres urbains et des campus, sont concurrencées par les requêtes de lecteurs au « budget-temps » très contingenté. Le cycle ancien reposait sur une subtile asymétrie : les profits s’accumulent sur une partie du catalogue et des nouveautés, alors que le niveau maximal des pertes est couvert par les frais d’impression et de stockage. Quelques choix judicieux et de bonnes ventes sur quelques titres suffisent, et le catalogue masque en réalité une part importante d’ouvrages à la rentabilité problématique. La règle économique de l’édition consiste à abaisser le taux marginal permettant de publier tout en concentrant les dépenses sur la petite partie des publications les plus rentables. Cela reste vrai, mais avec des chiffres d’affaires en péril. Nombre des métiers de l’édition disparaissent, et certains relais se mettent en place sans véritable organisation programmée, qu’il s’agisse de la numérisation de titres non réimprimés ou de nouvelles demandes aux auteurs pour céder aux éditeurs des « droits numériques » qui ne faisaient pas partie des contrats initiaux. Pour autant, de nouveaux éditeurs exclusivement numériques n’ont pas la partie facile. Faute de notoriété ou de catalogue, ils doivent se spécialiser et agir au cœur des tendances les plus actuelles, au risque de tout perdre s’ils surfent sur une mauvaise vague.
Nouveaux circuits commerciaux
Le défi à relever pour l’édition tient donc au changement des pratiques d’information, d’enseignement et de loisir. La diffusion de fichiers numériques contraint en réalité l’édition à repenser toutes ses pratiques, tant le « contenu » des livres tenait compte de leur matérialité, qui déterminait à son tour leur modèle économique. Une partie substantielle des profits récurrents disparaissent avec l’essor des sites portails, des moteurs de recherche et des communautés en ligne. Comment vendre de l’information générale, des guides pratiques ou des débats d’idées quand leurs éléments sont abondamment présents sur divers blogs et que les actualisations se font au sein des communautés d’usagers ? L’Encyclopedia BritannicaL’Encyclopedia Britannica est une encyclopédie généraliste de langue anglaise publiée par une société privée basée à Chicago.↩︎ a ainsi cessé d’imprimer des ouvrages, et les dictionnaires et les cartes géographiques sont à présent intégrés aux services en ligne gratuits auxquels chacun peut accéder. Google fidélise ses usagers et récolte une infinité d’informations enrichissant ses pages en pourvoyant chacun d’une boîte à outils personnelle quasiment universelle. Et Facebook rivalise avec l’ensemble des services en ligne en diffusant HomeHome est une publicité de Facebook qui permet de voir l’ensemble des services en ligne que le site offre.
↩︎, son logiciel pour intégrer les fonctions des téléphones intelligents sous Android à l’expérience Facebook. Comment les créateurs d’information peuvent-ils rivaliser avec de telles entreprises sans lesquelles ils disparaissent purement et simplement des écrans ?
Regardons du coté de l’information générale. Wikipédia restitue aux lecteurs les connaissances dès qu’elles ont été diffusées. Autant dire que cette encyclopédie et les divers sites gratuitement accessibles sur tous les sujets posent un sérieux problème d’obsolescence pour une grande partie des ouvrages généraux imprimés. La chaîne commerciale est fragilisée, car les chiffres d’affaires des réseaux de librairies générales étaient largement faits de ce genre d’ouvrages. Plusieurs grands distributeurs (par exemple FnacLa Fnac (« Fédération nationale d’achats des cadres ») est une chaîne de magasins spécialisée dans la distribution de produits culturels et électroniques.↩︎, Barnes & NobleBasé à New York, Barnes & Noble est le plus gros libraire aux États-Unis.↩︎ et ArchambaultFiliale de Quebecor Media, Archambault est une chaîne de magasins québecoise de musique, de films et de littératures.↩︎) ont réagi en créant des librairies virtuelles de grande ampleur et, pour certains, en développant leurs propres tablettes de lecture (Kobo pour FnacLiseuse commercialisée par Fnac.↩︎, Nook pour Barnes & NobleLiseuse commercialisée par Barnes & Noble.↩︎). Ces projets tendent vers la possibilité de concurrencer la politique d’Amazon et son KindleLiseuse commercialisée par Amazon.↩︎.
Dans l’enseignement et la recherche, les institutions produisant les connaissances sont fortement incitées à diffuser gratuitement l’essentiel de leurs savoirs. En effet, la concurrence devenue internationale entre les grandes universités incite ces dernières à rivaliser auprès des étudiants de valeur en les attirant par des systèmes de diffusion numérique de leur enseignement. Et les centres de recherche ou de documentation publics sont invités par leurs financeurs à diffuser leurs données et leurs contenus. Cette diffusion institutionnelle est une manière de justifier les fonds obtenus par ces institutions et d’abaisser les coûts de production des pays développés en accroissant la mise à disposition d’informations. Il demeure un secteur privilégié, celui des ouvrages accompagnant la formation de cadres techniques de haut niveau : qu’il s’agisse de juristes ou de médecins, d’ingénieurs ou de managers, les synthèses de qualité, les ouvrages de pointe assurant la mise à disposition fiable de la meilleure information relèvent d’investissements pérennes dans les « ressources humaines », qui sont l’essentiel de l’avantage concurrentiel recherché par les entreprises et les institutions. Cette documentation professionnelle demeure un marché lucratif sous quelque forme qu’elle puisse être : il est encore possible de l’imprimer, et ses formats numériques peuvent faire l’objet d’une prescription lucrative, surtout si elle atteint un public international.
Enfin, pour l’édition de loisir, le temps disponible des lecteurs est allé aux médias de masse avant même que l’édition ne commence son virage numérique (télévision, musique, magazines, conversations en ligne, jeux vidéo). En conséquence, nombre de publications seraient aujourd’hui de moindre rapport si elles n’étaient pas diffusées par voie numérique : des best-sellers aux bandes dessinées, la part des circuits commerciaux contrôlée par les éditeurs se réduit, avec pour effet de limiter le champ de la prescription (les libraires et les bibliothèques publiques cessent d’être les principaux indicateurs pour les éditeurs). La voie est libre pour les plus grands acteurs du numérique.
Nouveaux modèles
Dans un contexte où il lutte pour sa survie, le secteur éditorial s’efforce de sécuriser ses revenus pour concentrer ses efforts de créativité au service de contenus nouveaux. Ces derniers doivent naturellement comporter divers éléments que l’on ne trouvera pas aisément sous forme de téléchargement libre. Dès lors, les modèles-types qui s’imposent partagent l’édition en trois secteurs.
L’un se réfère au modèle de la presse. Celle-ci se débat actuellement entre la baisse inexorable du lectorat et des revenus publicitaires sur le papier, et la faible rentabilité des supports numériques. Le dilemme est entre la gratuité financée par la publicité ou la fermeture de l’essentiel des pages, réservées aux abonnés. Dans les deux cas, la fidélisation passe par une obligation de renouvellement permanent des contenus et leur rotation instantanée, en contrepartie d’une dématérialisation du support qui réduit considérablement les coûts initiaux. En France, le journal MédiapartSite web d’information et d’opinion créé en 2008, le journal Médiapart héberge à la fois les articles rédigés par ses membres d’équipes mais aussi ceux rédigés par ses utilisateurs.↩︎ est parvenu à l’équilibre sans publicité en faisant payer ses contenus. Mais la contrepartie en est la spécialisation de son lectorat sur la politique intérieure et un modèle axé sur les lecteurs « professionnels » qui ont un usage précis des informations qu’ils recherchent. Ce modèle B to B (Business to Business) rappelle le modèle des anciens cabinets de lecture, face à un modèle B to C (Business to Consumer) où la gratuité est devenue une norme si elle s’accompagne de publicité. Les éditeurs de livres tentent bien de faire payer les contenus qu’ils éditent sous forme numérique. Mais les études montrent que la clientèle attend une baisse de tarifs d’environ 1/3 par rapport aux livres imprimés. Les conditions d’émergence de ce modèle semblent se réaliser avec la montée en puissance des libraires en ligne, du type Amazon, Fnac ou Archambault : ceux-ci peuvent à tout moment substituer des fichiers numériques aux exemplaires papier et jouer le rôle d’intermédiaires universels. À cette fin, ils se gardent bien d’empiéter sur les activités purement éditoriales (hormis l’autoédition sur la plateforme AmazonCréée par Jeff Bezos en juillet 1994, Amazon est une entreprise de commerce électronique américaine. En savoir plus.↩︎) pour ne pas tarir la source de leurs revenus alors qu’ils luttent pour imposer leurs services en ligne.
Dans ces conditions, les éditeurs peuvent accepter de vendre des livres numériques protégés par des DRM (Digital Rights Management)La DRM (Digital Rights Management) contrôle l’utilisation qui est faite des œuvres numériques.↩︎. Les fichiers ne doivent pas pouvoir circuler aisément d’un ordinateur à l’autre. Les livres numériques achetés chez Barnes & Noble ne sont utilisables que par un lecteur dont la carte d’acheteur est valide. Un nombre limité de copies privées peut être autorisé, ou bien une licence d’usage collectif peut être envisagée dans un cadre institutionnel, une bibliothèque ou une école par exemple. Dans d’autres cas, et notamment les revues culturelles qui n’ont jamais constitué un secteur commercial à proprement parler, ces dispositifs de filtrage sont lourdement pénalisants : jusqu’à présent, ces revues n’ont pas trouvé le moyen de changer leur modèle fondé sur les abonnements institutionnels. Indépendantes ou liées à des groupes de presse et d’édition auxquels elles ne rapportent rien, elles ne peuvent prendre d’initiatives par elles-mêmes et sont très fragilisées. Le débat des idées y perd une part considérable de son audience.
Le second modèle repose sur la prescription, la subvention et les achats publics. Les revues scientifiques en sont le meilleur exemple, pour un lectorat limité et professionnel. La constitution d’un marché de niche oligopolistique a concentré les savoir-faire et l’accès au marché sur un nombre limité d’acteurs : il est d’usage de mentionner ReedElsevierReedElsevier est un groupe international d’édition professionnelle.↩︎ ou SpringerEn savoir plus au sujet de l’éditeur Springer.↩︎. Ces éditeurs font autorité notamment en raison de la légitimité qu’ils confèrent aux articles qu’ils diffusent. En contrepartie, ils demandent une participation financière importante aux utilisateurs. Pour limiter cette contribution souvent perçue comme exagérée, et qui s’accompagne de fortes restrictions à la circulation de ces contenus en dehors des centres de recherche, plusieurs alternatives ont vu le jour : l’une consiste à diffuser gratuitement les contenus pour peu que ce soient les producteurs de l’information qui financent les lieux d’édition. Tel est le cas de la Public Library of Science (PLOSFonctionnant sur la base de licences libres, la Public Library of Science (PLOS) est un projet de publication scientifique anglophone à accès ouvert.↩︎) qui développe ce modèle avec succès depuis une dizaine d’années. Cette inversion du modèle est bien évidemment tentante pour les pouvoirs publics qui financent des recherches et doivent ensuite commanditer les abonnements aux revues. On comprend donc bien l’intérêt pour les financeurs de demander une mise en circulation gratuite des contenus qu’ils ont contribué à subventionner. C’est le sens de la recommandation de juillet 2012 émanant de la Commission européenne et destinée aux États membresPour lire le résumé de la recommandation de juillet 2012. Lire le texte en intégralité.↩︎. Il suffit en effet de réserver un pourcentage des crédits de recherche en vue de la publication pour faire peser une menace de baisse de financement sur les éditeurs scientifiques : soit ils changent de modèle et adoptent le principe d’un financement en amont et une ouverture de la circulation, soit leur valeur ajoutée doit être mesurable en termes d’expertise, de recommandation et de sélectivité des contenus.
Le troisième modèle s’inscrit dans une mondialisation de fait. La course aux best-sellers et aux séries déclinables sur divers supports, appuyés sur des circuits de diffusion « grand public », a bien évidemment favorisé les livres d’art et de voyage, dont la conception a depuis longtemps supposé des coéditions internationales pour amortir une qualité graphique et documentaire irréprochable. Mais ce modèle est à son tour fragilisé. De fait, l’abondance iconographique et multimédia accessible par YouTube, Dailymotion, Flickr ou Fotolia accroît le risque d’échec du lancement d’ouvrages de prestige que l’on ne sait actuellement pas commercialiser sous forme numérique. En effet, la qualité du papier, le statut d’objets de plaisir et de distinction de tels livres s’accommodent mal d’une diffusion par le biais de fichiers, d’autant que ces derniers devraient être de grande qualité et que leur circulation incontrôlée aurait des répercussions sur les divers ayants droit (photographes, musées, etc.) qui en attendent des revenus. La recommandation européenne porte bien sur une diffusion gratuite de contenus scientifiques subventionnés, mais non sur les documents issus du patrimoine culturel et audiovisuel que la France entend soustraire aux négociations d’un accord de libre-échange souhaité par les États-UnisIl s’agit d’un mandat de négociations (pour lancer les négociations commerciales entre l’Union européenne et les Etats-Unis) qui exclut le secteur audiovisuel. En savoir plus.↩︎.
L’édition de recherche, expérimentale, artisanale, innovante à petite échelle relève alors du bénévolat et de la constitution de solidarités locales, mais son économie reste aléatoire ; elle ne peut guère conquérir de marchés ni transformer le prestige en profits. Une partie symboliquement significative de la création intellectuelle est progressivement poussée hors du jeu, alors qu’elle demeurait, dans le circuit de l’édition traditionnelle, au carrefour des trois secteurs que nous avons distingués. Le « grand lecteur » était prioritairement un « professionnel » capable d’amortir ses investissements dans un cadre de légitimité sociale : il donnait le ton. L’édition de création fidélisait ainsi ce premier public, lequel transformait cette production en lui conférant un accès à la prescription (scolaire et universitaire) et, pour une part de ces titres, à la mondialisation : traductions, adaptations, nouveaux tirages en format de poche étaient autant de garanties pour ce secteur. D’abord reconnu par les initiés, un auteur pouvait ensuite s’adresser à un public élargi. Ces trois moteurs sont aujourd’hui grippés, car les circuits de diffusion prépondérants se situent bien davantage du côté de l’expérience du lecteur que des enjeux pour la pensée. Le modèle de la longue traîne peut bien nous rassurer, mais un certain style de débat et d’écriture a vécu. Faute d’un modèle de diffusion numérique adapté au renouvellement du lectorat qui avait fait du livre le vecteur du renouvellement des idées, mais aussi en raison d’évolutions proprement culturelles, les activités culturelles sont toujours plus ramifiées et variées, et la norme de leur appropriation n’est plus tant l’approfondissement d’une question que le survol rapide et le croisement des références. Robert DarntonVoir les textes de Robert Darnton.
Voir les articles de Robert Darnton.↩︎ avait fort bien exposé cette évolution dans des articles déjà anciens.
Nouveaux formats hybrides
Il reste donc aux responsables de maisons d’édition à se demander comment adapter leurs réalisations aux paramètres actuels. Parmi les questions spécifiques posées à l’édition numérique, celle des compétences d’écritures multimédias et hypertextuelles est centrale. Elle ouvre à la question des droits, des citations et des emprunts, car ces écritures sont en grande partie référentielles : elles supposent d’envisager divers parcours de lecture et d’en formaliser quelques-uns. L’édition numérique grand public a toutes les chances de créer des formats de compilations et d’anthologies, et d’investir dans des navigateurs qui permettront aux lecteurs de circuler au sein d’ensembles composites et potentiellement infinis. Voici longtemps qu’Umberto Eco avait thématisé l’idée de l’œuvre ouverte (1979), quand bien même l’auteur du Nom de la Rose (1990) est devenu particulièrement pessimiste relativement à la transmission culturelle. Plus que jamais, à l’époque des réseaux sociaux, la constitution de chaînes de prescription numérique (par des actions de marchandisation « virale », mais aussi par capillarité au sein des réseaux personnels où s’établissent la réputation et la notoriété) devient la règle. L’hybridation en cours consistera à ajouter des services à valeur ajoutée aux documents librement mis en circulation : des modules payants pourront s’ajouter à des modules gratuits ou à prix cassés. C’est une des façons qu’ont les éditeurs de pouvoir espérer intégrer l’obsolescence rapide des productions et de leur cycle de renouvellement. Mais en contrepartie, ils devront aussi s’efforcer de repérer les auteurs potentiels et les capter dans un monde de diffusion ouvert.
En conclusion, l’édition a quitté l’ère du patrimoine et de la transformation du capital symbolique en capital économique pour entrer dans l’ère des « services transactionnels » à usage immédiat. Qu’il s’agisse de plaisir ou de formation, de loisir ou de compétences spéciales, il ne s’agit plus de « transformation » mais bien d’« application ». Selon l’adage de McLuhan, il s’agit bien du médium comme messagePhrase emblématique de la pensée de Marshall McLuhan, il emploie l’expression « Le message, c’est le médium » pour la première fois dans son essai Pour comprendre comprendre les médias (1964). En savoir plus.↩︎. L’édition numérique devient avant tout une « boîte à outils » produite par des « ingénieurs » et des « techniciens » pour des publics différenciés et identifiés, segmentés.
Références
Contenus additionnels
Gérard Wormser se présente pour la collection Parcours Numériques
Crédits : Parcours Numériques
Proposé par éditeur le 2014-03-02
Les modèles économiques de la presse à l’ère du numérique par Gérard Wormser
Crédits : Parcours Numériques
Proposé par éditeur le 2014-03-02
Promising Business Models for Open Access Monographs
Crédits : OAbooks
Proposé par éditeur le 2013-07-05
Gérard Wormser
Gérard Wormser est éditeur et philosophe, spécialisé en phénoménologie, morale et politique. Il est également le fondateur et le directeur de la revue en ligne Sens Public et du laboratoire Écritures numériques et éditorialisation à la MSH-Paris-Nord. Il préside le jury de la Bourse Max Lazard à Sciences Po. Paris.