Introduction
Michael E. Sinatra, Marcello Vitali-Rosati, « Introduction », dans Michael E. Sinatra, Marcello Vitali-Rosati (dir.), Pratiques de l’édition numérique (édition augmentée), Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2014, isbn : 978-2-7606-3592-0, https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/1-pratiques/introduction.html.
version 1, 01/03/2014
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Ce que nous sommes, en tant qu’êtres humains et en tant que sociétés, est profondément façonné par les formes de production et de circulation du savoir : comprendre ces formes, être capable de les analyser et d’en repérer les enjeux, n’est pas qu’une question de compétences techniques ou disciplinaires, c’est en fait la clé pour avoir une prise sur notre monde. Le numérique a engendré une transformation profonde des modèles de production et de circulation des contenus que nous connaissons depuis le XVIIIe siècle. Le web, en particulier, a déterminé un bouleversement majeur du sens même des contenus : nous étions dans une économie de la rareté, nous sommes aujourd’hui dans une surabondance d’informations. Les instances de choix, d’évaluation et de distribution des contenus étaient centralisées dans les mains de certaines institutions privées ou publiques qui en étaient les garants ; aujourd’hui, les systèmes de légitimation semblent absents ou déstructurés. Finalement, un modèle économique assez clair et universel régissait la production et la distribution des connaissances, et désormais nous ne pouvons que constater la crise de ce modèle et la difficulté d’en proposer un nouveau.
Comprendre les caractéristiques spécifiques du numérique et analyser les pratiques éditoriales à l’époque du web signifient donc se poser la question du rôle du savoir et des connaissances dans notre société. En somme, parler d’édition numérique ne signifie pas seulement débattre de questions techniques ou de choix d’outils : on pourrait affirmer que les pratiques de production et de diffusion du savoir dans leur ensemble sont en jeu. Il est donc important de comprendre les différents aspects de l’édition numérique, au plan tant théorique que pratique, afin de mieux saisir l’importance du numérique dans notre société.
En premier lieu, il faut souligner que, traditionnellement, l’édition est caractérisée par trois instances qui correspondent à ses trois tâches principales : le choix des contenus, la légitimation de ces contenus et leur diffusion. L’éditeur commence par choisir ce qu’il est important de publier ; très souvent, il commande des contenus en choisissant les auteurs et les thématiques. Ensuite, l’éditeur se porte garant de la validité et de la qualité de ces contenus : il met en place des processus d’évaluation et confère de la crédibilité aux ouvrages qu’il publie. Pour finir, l’éditeur diffuse les contenus et s’occupe de les rendre visibles et accessibles. Bien évidemment, à ces trois instances s’en ajoute une quatrième, pragmatique, soit la mise en forme et la structuration. Le rapport complexe entre éditeur et auteur a toujours rendu difficile à saisir le rôle exact de l’éditeur en ce qui concerne cette dernière tâche. La mise en forme, pour la plupart des contenus, ne devait pas toucher au sens, qui était géré et assuré par l’auteur. C’est peut-être là une des différences les plus évidentes entre l’édition papier et l’édition numérique. La mise en forme et la structuration des contenus ont à l’époque du numérique un rôle encore plus fondamental, et l’affaiblissement de la fonction auctorialeÀ propos de l’affaiblissement de la fonction auctoriale en faveur de la fonction éditoriale, cf Marcello Vitali-Rosati, « Auteur ou acteur du Web ? ».↩︎ détermine que cette tâche soit aujourd’hui purement éditoriale.
En ce sens, quand on parle d’édition numérique, on peut utiliser le mot « éditorialisationLe concept d’éditorialisation a été défini en 2007 par Bruno Bachimont dans son article « Nouvelles tendances applicatives : de l’indexation à l’éditorialisation ». Selon Bruno Bachimont, l’éditorialisation est « le processus consistant à enrôler des ressources pour les intégrer dans une nouvelle publication ». Il met l’accent sur la recontextualisation d’une ressource non numérique dans l’environnement numérique. Le concept est au centre des analyses du séminaire « Écritures numériques et éditorialisation ».↩︎ », qui met l’accent sur les dispositifs technologiques qui déterminent le contexte d’un contenu et son accessibilité. Éditer un contenu ne signifie pas seulement le choisir, le légitimer et le diffuser, mais aussi lui donner son sens propre en l’insérant dans un contexte technique précis, en le reliant à d’autres contenus, en le rendant visible grâce à son indexation, à son référencement, etc.
C’est avec ce regard que ce livre a été pensé. Nous entendons par « édition numérique » un ensemble complexe de pratiques qui vont bien au-delà du rôle que l’éditeur a eu dans le modèle de l’édition imprimée à partir du XVIIIe siècle. L’édition numérique, en tant qu’éditorialisation, regroupe toutes les actions destinées à structurer, rendre accessible et visible un contenu sur le web. Même la recommandation d’un document dans un réseau social est une pratique d’éditorialisation. De ce point de vue, les questions relatives à l’histoire du web, son impact sur la circulation des connaissances dans notre société, le passage du web 1.0 au 2.0, puis au 3.0, ainsi qu’une réflexion plus philosophique sur la signification du mot «numérique» seront des sujets centraux de notre tractation. L’objectif de ce livre est d’expliquer ces enjeux et ces défis complexes à un public qui souhaite découvrir le monde de l’édition numérique. Il ne s’agit pas d’un texte de recherche, mais d’un manuel qui propose une introduction à destination de tous ceux qui n’auraient aucune compétence particulière dans le domaine, qu’ils soient étudiants ou issus du monde de l’édition traditionnelle. Pour atteindre ce but, l’approche choisie mélange les points de vue historique, théorique et technique. Ce manuel est donc divisé en trois axes et treize chapitres.
Le premier axe illustre d’abord le rôle de l’éditeur et l’importance de la fonction éditoriale pour tracer ensuite l’histoire d’Internet et du web ainsi que celle des humanités numériques. Il s’agit de comprendre de quelle manière le numérique a acquis progressivement une importance fondamentale dans les pratiques éditoriales.
Le deuxième axe se concentre sur des questions plus théoriques afin de proposer des concepts clés pour faire comprendre au lecteur quelles sont les caractéristiques spécifiques de l’édition numérique, en donnant une description de ses retombées culturelles et en insistant sur l’importance et la fonction des métadonnées. Les deux derniers chapitres de cet axe discutent des modèles économiques possibles pour l’édition numérique, ainsi que des enjeux théoriques et politiques de l’accès libre aux différents types de contenus déjà produits et à venir.
Le dernier axe, plus long que les précédents pour répondre à un éventail de questions plus pointues et généralement moins connues, offre une présentation de questions techniques liées aux pratiques de l’édition numérique. Cet axe s’ouvre sur une description des protocoles d’Internet et du web, protocoles qui déterminent techniquement la manière dont les contenus circulent. Il offre ensuite un panorama des principaux formats de documents numériques et de leurs spécificités, puis fait la lumière sur la gestion des métadonnées. Enfin, il propose une approche plus concrète de la production d’un objet éditorial numérique : une description des compétences basiques indispensables pour produire un livre au format ePub, les potentialités offertes par le numérique pour la recherche et la fouille de textes, et un aperçu des bonnes pratiques sous-jacentes à la conception d’un projet éditorial pour le web.
Ce manuel est proposé en trois formats : papier, numérique homothétique (ePub et PDF) et numérique augmenté. Cette dernière version, que vous consultez actuellement, offre le texte dans son intégralité, avec pour certains chapitres des versions plus longues, enrichies de contenus complémentaires (liens, images, etc.), afin de profiter au mieux des possibilités offertes par le numérique.
Michael E. Sinatra
Michael E. Sinatra est professeur agrégé au département d’études anglaises de l’Université de Montréal (UdeM) et co-directeur de la collection Parcours Numériques publiée aux Presses de l’Université de Montréal. Il est aussi le président francophone de la Société Canadienne des Humanités Numériques (CSDH/SCHN) et le directeur fondateur du Centre de Recherche Interuniversitaire sur les Humanités Numériques (CRIHN). Il évolue dans le monde de l’édition électronique depuis février 1996, date à laquelle il a lancé la revue savante électronique Romanticism on the Net.
Marcello Vitali-Rosati
Professeur agrégé de Littérature et culture numérique au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, Marcello Vitali-Rosati est le titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques. Après avoir étudié la philosophie à l’Université de Pise et publié une première monographie sur Emmanuel Lévinas, il a obtenu un doctorat en philosophie (Pise / Paris IV-Sorbonne, 2006). Sa thèse (Corps et virtuel. Itinéraires à partir de Merleau-Ponty, publiée chez L’Harmattan, Paris, 2009) portait sur le concept de virtuel, notion à laquelle est également dédié son essai S’orienter dans le virtuel (Hermann, Paris, 2012). Son dernier ouvrage, Égarements. Amour, mort et identités numériques (Hermann, Paris, 2014), explore la question identitaire telle qu’elle se pose à l’ère d’internet. Il est également l’auteur du blogue Culture Numérique. Il mène une réflexion philosophique sur les enjeux des technologies numériques : la notion d’identité virtuelle, le concept d’auteur à l’ère d’Internet, et les formes de production, publication et diffusion des contenus en ligne.