Parmi les 85 institutions du monde occidental déjà établies au début du XVIe siècle et toujours sur pied aujourd’hui, sans interruption dans leur histoire, on compte l’Église catholique, les parlements de l’île de Man, de l’Islande et de la Grande-Bretagne, quelques cantons suisses et... plus de 70 universités [1]. Celles-ci ont résisté aux guerres, aux changements de régimes politiques ou ecclésiastiques, aux révolutions technologiques, aux vagues successives de globalisation et à de très nombreux changements sociétaux. Pour comprendre cette incroyable adaptabilité et, par conséquent, les enjeux des transformations actuelles de l’enseignement supérieur, il est nécessaire de revenir rapidement sur leur histoire.
Des institutions millénaires
Les premières universités voient le jour entre la fin du XIe et le début du XIIIe siècle pour répondre à un besoin croissant de lettrés [2].
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Une histoire mondiale des universités dépasse le cadre de cet ouvrage. Souvent oubliée, Tombouctou (Mali) comptait environ 25 000 étudiants au XVe siècle mais pas véritablement d’institution universitaire [3]. Il est difficile de dater les débuts des universités chinoises, tant le concept est flou, mais il existe des « hautes écoles » (Shàng Xiáng [4]) destinées à l’éducation des nobles dès le XXIIIe siècle avant J.C. !
En Europe, les universités ne naissent pas de rien. Dès le XIe siècle, mais plus encore au XIIe, l’Occident voit un essor économique, accompagné d’une urbanisation et, déjà, d’un besoin croissant de « lettrés » pour gérer les affaires tant laïques que cléricales. Les écoles associées à l’Église se multiplient. De nombreux maîtres se mettent par ailleurs à leur propre compte. Les contacts avec le monde islamique, alors en plein Âge d’or, se multiplient. C’est dans ce contexte qu’apparaissent les premières universités occidentales entre la fin du XIe et le début du XIIIe. Même si leur date de création reste floue, ce sont les villes de Bologne, Paris et Oxford qui ouvrent les premières universités, rapidement suivies par Montpellier puis d’autres villes européennes. Les disciplines enseignées sont alors, selon les villes, la théologie, le droit, la médecine (trois disciplines à forte vocation professionnelle) et les arts libéraux (grammaire, rhétorique, dialectique, arithmétique, géométrie, musique et astronomie).
Il est très intéressant de noter que, dès leur création, il existe des modèles différents d’universités. À Paris et Oxford, les universités sont des corporations de maîtres. Ceux-ci s’associent pour défendre une certaine indépendance vis-à-vis des pouvoirs ecclésiastiques et étatiques. Les matières enseignées sont le droit canon et la théologie, les étudiants sont assez jeunes. À l’inverse, l’université de Bologne est une corporation d’étudiants qui s’associent pour défendre leurs droits vis-à-vis de la cité d’accueil (beaucoup sont étrangers) mais aussi pour négocier ensemble les contrats avec les enseignants. On y enseigne d’avantage le droit et la médecine ; les étudiants y sont plus âgés et plus riches qu’à Paris ou Oxford. La tension entre ces deux modèles, l’un centré sur la discipline académique et l’autre sur les étudiants, existe donc dès le début des universités. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les réformes dite « de Bologne » de la fin des années 1990 aient pris le nom de cette ville [5].
Corporations d’étudiants ou d’enseignants, elles sont, dans la société très verticale du Moyen Âge, un espace d’horizontalité, d’entraide, de défense d’intérêts communs, bref, un espace de liberté vis-à-vis de tous les pouvoirs [6] [7]. Autre caractéristique importante, même s’il ne faut pas surestimer la mobilité de l’époque, les grandes universités attirent des enseignants et des étudiants de l’Europe entière, et leurs diplômes sont reconnus partout.
Malgré leur multiplication quasi ininterrompue, leur influence va diminuer du XVIe au XVIIIe siècle, notamment avec la montée en puissance des États [8]. Les grands mouvements intellectuels de l’époque (Renaissance, Réforme, humanisme, Lumières, développement des sciences...) se développent principalement hors d’elles.
En parallèle de ce mouvement, se développe une science qui se complexifie et s’ouvre. Si l’image de l’alchimiste au fond de sa grotte est caricaturale, elle reflète néanmoins une réalité : les savants du Moyen Âge travaillaient dans le secret. Il n’y avait bien évidemment aucun droit de propriété intellectuelle à cette époque et le secret était le meilleur moyen de tirer un avantage compétitif d’une invention, que ce soit sur le plan économique ou militaire.
Durant l’époque moderne, la science va se mathématiser fortement. Pour prendre un exemple, le calcul différentiel, inventé simultanément par Leibniz et Newton, rend la physique inaccessible aux mécènes. Ces derniers voient donc d’un bon œil l’ouverture de la science : les pairs leur garantissent qu’ils n’entretiennent pas un charlatan ou, pire, un hérétique. Quant aux savants, leur réputation publique leur permet d’être moins dépendants d’un unique mécène. Tout le monde y trouve donc son compte [9].
Les signes de cette ouverture sont nombreux. Ce sont d’abord les correspondances entre les savants qui se multiplient. Ceux-ci se regroupent. La Royal Society de Londres est créée en 1661, l’Académie Royale des Sciences de Paris cinq années plus tard. Suivront, au XVIIe siècle, celles de Berlin, Petersburg, Turin, Bologne, Lisbonne, Göttingen, Edimbourg, etc. Les journaux scientifiques se créent : Philosophical Transactions, Histoire de l’Académie Royale des Sciences, Journal des Savants, etc. On parle alors d’une « République des Sciences ».
L’université humboldtienne
C’est en Allemagne, peu après la retraite des troupes napoléoniennes, que va apparaître l’université moderne, celle que nous connaissons ou, tout du moins, celle qui reste le modèle de référence pour de nombreux universitaires. Le contexte est celui d’une table rase. Les élites prussiennes ont péniblement vécu la défaite de 1806 et l’invasion française. Elles cherchent à comprendre leur retard économique et militaire. Le rôle de l’éducation est — déjà — mis en avant. La principale université allemande, celle de Halle, est rattachée au royaume de Westphalie en 1807. La Prusse doit donc construire une nouvelle université, à Berlin. C’est Wilhelm von Humboldt, frère du célèbre géographe et explorateur Alexander, et futur ministre de l’Éducation, qui en sera chargé [10]. L’Université de Berlin, inaugurée en 1810, sera la première de ce que l’on appellera plus tard le « modèle humboldtien [11] ». En quoi consiste donc ce modèle ?
Premièrement, l’université est autonome vis-à-vis du monde extérieur : l’Église, l’État et la société. L’autonomie vis-à-vis de l’Église est, dans l’Allemagne réformée, un acquis déjà solide au début du XIXe. Celle vis-à-vis de l’État, par contre, est loin d’être évidente puisque plusieurs contemporains de Humboldt proposent, au contraire, une université très centralisée et vouée à former des étudiants selon les besoins de l’État, sur le modèle des grandes écoles et des écoles normales. C’est toutefois le modèle libéral qui l’emporte. Mais cette autonomie ne peut se faire en « privatisant » l’université, sous peine de la rendre dépendante de la société et de la soumettre aux besoins de l’économie. L’État doit donc la protéger, la financer, sans jamais interférer dans les domaines universitaires.
Deuxièmement, l’université devient le lieu de production et de diffusion du savoir. La recherche, nommée « Académie », est donc appelée à rejoindre l’enseignement, et même à constituer l’épine dorsale de la formation morale des étudiants, hors de toute visée pratique. Il est intéressant de relever que le débat entre un enseignement à visée utilitaire et un enseignement ayant pour seul but la formation générale et le partage d’une culture commune a traversé une grande partie de l’histoire des universités. Au milieu du XIXe siècle, au Royaume-Uni, la vision utilitariste, portée notamment par Jeremy Bentham et John Stuart Mill, est alors dominante. Mais le cardinal Newman donnera une série de discours [12] qui défendent l’éducation pour l’éducation, destinée à former des citoyens éclairés, critiques et armés d’une culture classique. Ces discours sont restés une référence, notamment dans le monde anglo-saxon, dans la définition de « l’idée d’université » ; le nombre important de leurs rééditions en témoigne.
Troisièmement, l’université est autonome dans son organisation interne. Tout d’abord, l’enseignement et la recherche, même liés, ne sont pas subordonnés l’un à l’autre. Ensuite, les diverses disciplines s’organisent de manière indépendante les unes des autres, sans par exemple que la philosophie ne domine les autres sciences. Mais cette autonomie disciplinaire ne doit pas mener à un cloisonnement des connaissances. L’université a pour vocation d’embrasser l’ensemble des savoirs.
Le modèle humboldtien tient donc sur de multiples éléments qui permettent de garantir au professeur une liberté totale de recherche et d’enseignement. Celui-ci est délivré de toute contingence pratique (l’emploi est à vie) et de toute pression extérieure. Sa seule motivation réside dans la passion qu’il porte au savoir, « à la recherche et à la perpétuelle remise en question de la vérité sous toutes ses formes ». On notera en passant la proximité de ce modèle avec la vision aristocratique du travail à visée économique, vécu comme une déchéance.
On comprend aisément que pour des générations de professeurs, cette « liberté universitaire » totale soit restée un idéal, qui n’a probablement jamais été complètement atteint. Mais les professeurs ne sont pas les seuls à y voir un modèle. En effet, les universités allemandes seront copiées dans tout l’Occident, et notamment aux États-Unis :
« tout au long du XIXe siècle, de nombreux experts américains ont ainsi traversé l’Atlantique pour venir se familiariser, en Allemagne, avec une conception et une pratique de l’université qui devaient fortement marquer dans leur propre pays, à partir de 1860, le mouvement de création et d’expansion de l’enseignement supérieur [13]. »
Et ce modèle est efficace : à la fin du XIXe siècle, l’Allemagne est une des plus puissantes nations scientifiques et les premiers prix Nobel pleuvent sur elle (15 entre 1901 et 1910 !).
L’après-guerre
Faisons un saut en avant dans le temps pour arriver au milieu du XXe siècle, après la Seconde Guerre mondiale. Plusieurs coups de boutoir font vaciller le modèle humboldtien. Tout d’abord, la guerre a accéléré des transformations de la recherche scientifique. L’époque voit la naissance de la « Big Science », notamment avec les programmes nucléaires des grandes puissances. L’influence des États sur les programmes scientifiques se fait sentir, ne serait-ce que par le financement de ceux-ci. Enfin, la science est de plus en plus intriquée avec la technologie. L’idéal d’une recherche « pure », détachée des influences extérieures est donc de plus en plus ébranlé.
Ensuite, l’après-guerre marque, en même temps que l’expansion économique des « Trente Glorieuses », une première massification de l’enseignement supérieur. Aux États-Unis notamment, la loi surnommée GI Bill permet de financer les études supérieures des soldats démobilisés [14]. C’est une nouvelle population, nombreuse, qui pénètre sur les campus. Et cela ne se fait pas sans problèmes.
« Durant l’époque coloniale, l’enseignement supérieur était beaucoup plus facile à définir parce qu’il était beaucoup plus restreint, avec seulement 1 % d’une classe d’âge inscrite à l’université. Dans ce temps-là, la grande majorité des étudiants était issue des classes supérieures. Bien qu’il y ait eu des exceptions, l’université des débuts de la République des États-Unis n’était pas égalitaire. C’est pour cela qu’il était plus aisé de trouver une cohérence dans les buts de l’université et les valeurs qu’elle désirait transmettre. Lorsque plus d’étudiants ayant des origines et des niveaux de préparation différents arrivèrent dans les universités, le système fut contraint de faire plus de choses pour plus de monde. À chaque mouvement d’intégration de nouveaux publics, les buts poursuivis par l’enseignement supérieur sont devenus plus confus et plus controversés. À chaque élargissement sont apparus de nouveaux défis qui ont rendu la vieille garde nostalgique de la version précédente, mieux définie de l’université. Depuis l’ouverture aux femmes, aux Juifs, aux Noirs, jusqu’à la fondation des land-grant colleges [15], le GI Bill, les universités communautaires, ou le développement des universités en ligne à but lucratif, chacune de ces expansions a rendu l’université un peu plus compliquée, et ses missions, un peu moins claires. Chacun de ces changements a rencontré une résistance féroce de la part de ceux qui y voyaient une détérioration de la qualité de l’enseignement [16]. »
En 1963, le président des universités de Californie, Clark Kerr, donne une série de leçons sur cette institution. Selon lui, l’université « classique » a disparu et il faut désormais parler de « multiversité ». Cette multiversité est un amas de diverses communautés : celle des étudiants, celle des étudiants avancés, celle des gens de lettres, celle des sciences sociales, celle des sciences dures, celle des écoles professionnelles, celle du personnel administratif et technique... Et chaque communauté a des intérêts parfois divergents auxquels elle essaie de rallier diverses communautés extérieures (anciens étudiants, politiciens, entreprises, associations, etc.).
« L’université représente tellement de choses différentes pour tellement de personnes différentes qu’elle doit, par nécessité, être partiellement en guerre avec elle-même [17]. »