L’agir en condition hyperconnectée

Résister, à l’ère numérique. Les cas de Uki (viral performance) et de Root Work (Work that Root)

Résister, à l’ère numérique. Les cas de Uki (viral performance) et de Root Work (Work that Root)

Gina Cortopassi

Gina Cortopassi, « Résister, à l’ère numérique. Les cas de Uki (viral performance) et de Root Work (Work that Root) », L’agir en condition hyperconnectée : art et images à l’œuvre (édition augmentée), Presses de l’Université de Montréal, Montréal, isbn:978-2-7606-4297-3, https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/11-agir/chapitre8.html.
version 01, 22/09/2020
Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)

La condition hyperconnectée est aussi le fruit de la pensée néolibérale et en déploie la logique paradoxale, entre une promesse d’émancipation et une limitation des libertés. Ce chapitre cherche à explorer les stratégies esthétiques employées par les artistes pour faire apparaître les possibilités de déprise et de résistance. La question est : Quel espace reste-t-il pour l’art et la résistance ? Deux œuvres sont examinées à partir de l’expérience de l’attente : Uki (viral performance) (2014) de Shu Lea Cheang et Root Work (Work That Root) (2016) de Monika Rekas. Entre la performance post-pornographique de cyborgs et le rituel hoodoo sur un site de sexe-cam, les deux œuvres déjouent le voyeurisme en épuisant le désir sexuel, par sa saturation ou sa privation. L’analyse montre comment l’expérience esthétique « au présent » traduit la posture microactiviste des artistes qui exploitent les déséquilibres et les mécanismes du biopouvoir en condition hyperconnectée.

Plus de trente-cinq ans après la popularisation de l’internet et du web, il est désormais reconnu que les technologies numériques ne sont pas intrinsèquement utopiques ni libératrices. Leur structure réseautique et leurs modalités interactives n’ont pas suffi à faire advenir un espace « virtuel » émancipé de l’emprise du pouvoir réel et ce, malgré les traités et les envolées prophétiques d’éminents scientifiques et hommes d’affairesVoir notamment The Digital Sublime. Myth, Power and Cyberspace de Vincent Mosco (2004) qui détaille l’engouement des investisseurs et des hommes d’affaire pour les technologies de communication au tournant des années 2000. Il désigne notamment de « cyberpole » – conjuguant cyberespace et hyperbole – les discours portant le mythe émancipateur du Web dont les plus illustres prophètes sont Nicholas Negroponte, Bill Gates et Marshall McLuhan.

. Le web s’est en revanche avéré un espace de reproduction et parfois d’amplification des stéréotypes et des conventions qui régissent nos vies hors ligne ; il n’y a qu’à évoquer la virulence des idéologies racistes, sexistes et homophobes en ligne ou, de manière plus structurelle, la configuration genrée des interfaces (Nakamura 2002 , 2007 ; Kolko 2000 ; White 2006). Le libre arbitre des usager.ère.s est quant à lui instrumentalisé et infléchi par des navigateurs de recherche, des incitations commerciales et des protocoles de rédaction et d’interaction. Le passage au web 2.0 n’a pas atténué ces opérations, bien au contraire. Le web est aujourd’hui inféodé par des impératifs commerciaux tandis que nos comportements en ligne sont surveillés, mettant à mal ce mythe du web comme espace de liberté.

Wendy Hui Kyong Chun étudie cette tension entre liberté et contrôle en s’attardant à l’infrastructure technologique du web et de l’ordinateur (2006 , 2011). Pour la théoricienne, ces dispositifs reconduisent l’une des dynamiques décisives du (bio)pouvoir néolibéral, à savoir la valorisation d’une liberté paradoxale ancrée dans des protocoles de contrôle. En d’autres mots, l’agentivité des sujets est orientée par des mécanismes de gestion et d’administration propres à l’environnement numérique. Ces mécanismes ne sont toutefois pas restrictifs ni prohibitifs. Ils agissent par l’entremise de « moyens positifs », pour emprunter l’expression foucaldienne, c’est-à-dire qu’ils encouragent la production de contenus en ligne via le désir de consommation et d’expression de soi. Søren Bro Pold et Christian Ulrik Andersen, dans The Metainterface : The Art of Platforms, Cities, and Clouds (2018), parlent d’une économie de l’affect pour qualifier ce système et sa rationalité politique, dont les réseaux sociaux sont les plateformes par excellence, comme le défend Fanny Gravel-Patry dans le chapitre « Je partage donc j’agis ? ». Le biopouvoirLe terme de biopouvoir est emprunté à Michel Foucault qui, dans La volonté de savoir (1976), trace le portrait d’un nouveau type de pouvoir « destiné à produire des forces, à les faire croître et à les ordonner plutôt que voué à les barrer, à les faire plier ou à les détruire » (1976, 179). Ce biopouvoir agit sur deux fronts ; il discipline d’abord le corps humain et contrôle ensuite et simultanément les populations et le corps social en général. Il « investit la vie de part en part » au moyen de techniques qui améliorent la qualité de la vie et sa croissance tout en la normalisant et la vampirisant. L’ordinateur, dans cette optique, est l’un des médiums privilégiés du biopouvoir.

extrait ses forces de ce labeur collectif et volontaire, se calibre et agit sur les expériences individuelles et sur la conception de soi de ces sujets.

À la lumière de ce constat, quel espace reste-t-il pour l’art et la résistance ? Plus précisément et dans les limites praticables de cet essai, comment les artistes Shu Lea Cheang et Monika Rekas « contestent [-elles] l’assise du pouvoir dans le corps » (La Chance 2011, 40) ? Quelles stratégies esthétiques emploient-elles pour faire apparaître des possibilités de déprise, sachant qu’il n’y a pas d’extériorité possible au biopouvoir ?

Je montrerai, en prenant pour amorce l’expérience de l’attente, que les œuvres Uki (viral performance) (2014) et Root Work (Work That Root) (2016) déjouent le pouvoir actuel en exploitant deux de ses fondements ou conditions d’existence – soit sa dépendance au désir comme force motrice et à la connectivité des sujets, des corps et des dispositifs. Elles adoptent de la sorte une posture microactiviste (La Chance 2011) qui les pose comme figures souveraines et qui enrichit nos imaginaires de l’Autre.

Corps désirants, corps désirés

Présentée au festival Sight & Sound en 2014Voir les archives de l’édition 2014 du festival international d’art numérique Sight & Sound.

, la performance Uki (viral performance) de Shu Lea Cheang juxtapose deux espaces en dialogue : neuf hackers autour d’une table jonchée de consoles, de moniteurs, de microphones et d’instruments de musique côtoient les images d’une performance post-pornographique et futuriste projetées sur le mur adjacent. Plongé.e.s dans la pénombre pendant plus d’une heure au rythme saccadé et inégal des remix électro-acoustiques, les spectateur.rice.s regardent la vidéo mettant en scène des performeur.se.s de la communauté queer barcelonaise vêtu.e.s de déchets, de ferraille, de tuyaux et de fils électriques dans des scènes à caractère pornographique. Il est difficile de discerner le paysage et les interactions ; les corps appareillés se rencontrent et s’entremêlent dans l’obscurité percée ici et là par un éclairage rouge, vert ou mauve. Les fragments ne sont pas organisés par un fil narratif ; les scènes se succèdent sans dialogue, sans mélodie et sans histoire.

Shu Lea Cheang, Uki (viral performance), photo de Joan Tomas, 2009. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Deux ans plus tard, Monika Rekas incarne une prêtresse hoodoo sur un site de sexe-cam dans l’œuvre Root Work (Work That Root). Seule et vêtue de lingerie noire, l’artiste est cloîtrée dans une pièce vitrée au centre d’artistes OboroOboro est un centre dédié à la production et à la présentation de l’art, des pratiques contemporaines et des nouveaux médias situé à Montréal. Consulter le site du centre d’artistes et la page dédiée à l’œuvre Root Work (Work That Root).

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Monica Rekas, Root Work (Work That Root), photo de Josée Brouillard, 2016. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Non sans rappeler les vitrines des quartiers chauds d’Europe, l’artiste performe un rituel de guérison hoodoo devant des spectateur.rice.s en ligne et hors ligne. Si certain.e.s d’entre elles et d’entre eux s’agglutinent dans les vitres, la plupart ont accès à son image et à son corps via des écrans d’ordinateur. Une projection murale rediffuse également l’écran de l’artiste : une vidéo en direct du rituel borde une fenêtre de clavardage sur le site web ChaturbateAccéder au site Chaturbate.

(2011-) qui, comme son nom l’indique, réunit des internautes qui se donnent en spectacle et se masturbent en ligne.

Root Work (Work That Root) : extrait de la diffusion en direct du rituel (16min46s)

Extrait de la performance de Monika Rekas présentée lors du festival HTMlles qui s’est tenu en 2016 à Montréal, en partenariat avec le Studio XX (désormais Ada X) et le centre Oboro.

Crédits : Monika Rekas

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Proposé par auteur le 2020-09-22

Au-delà du thème commun qu’est la sexualité, c’est l’expérience de l’attente qui relie les deux œuvres. En effet, Cheang et Rekas figent le temps de l’expérience esthétique au moyen de l’épuisement, que ce soit en vidant le désir grâce à la saturation pornographique ou en le gonflant et en le frustrant via la privation. Paradoxalement, ce temps improductif astucieusement orchestré par les artistes fait ressortir l’agentivitéPar agentivité, j’évoque la capacité des sujets à agir.

des performeur.se.s.

Dans Uki (viral performance), la nature des images pose d’emblée les spectateur.rice.s dans une posture de voyeur.se.s, mais cette relation engageante – qui découle du désir de voir – s’épuise rapidement. Le temps s’écoule et tout comme les protagonistes du scénario dystopique, les spectateur.rice.s se sentent pris dans un présent redondant et sans issue. Il ne reste que l’enchaînement prévisible des actes sexuels. Le désir, qui dépend pour œuvrer de la transgression et de la perte de contrôle (Marzano 2003), est ici complètement neutralisé au profit d’une monstration outrancière du sexe.

Boris Groys, dans l’article « Comrades of Time » (2009), désigne le temps improductif et la répétition comme des esthétiques contemporaines. Le temps présent, selon l’auteur allemand, est un temps de l’attente et du doute ; il est désormais délié des traditions passées et des projets futurs et s’impose dans toute son indécision et son ennui. Cette conception proche de la réflexion de François Hartog sur le présentisme (2003) n’est toutefois pas fataliste ni pessimiste. La récurrence produit un temps excessif et positif qui nous permet, peut-être pour la première fois dans l’histoire, d’être réellement au temps. Le présent peut enfin sortir d’une relation subordonnée au passé et au futur en s’affirmant sous forme de délai. Toujours selon Groys, l’art contemporain est le lieu privilégié pour traduire ce rapport au temps qu’est la « contemporanéité ». Plusieurs œuvres d’art transforment la pénurie de temps – caractéristique de l’époque – en excès grâce à des mises en scène de l’improductivité et de la répétition.

L’œuvre de Cheang met justement en scène un temps improductif, voire gaspillé. La plongée sans limite et presque monstrueuse (parce que gratuite, mécanique, répétitive) dans le plaisir offre aux androïdes de la vidéo la possibilité de s’extirper de leur relation subordonnée aux corporations futuristes. Dans Uki, les orgasmes ne sont voués à aucun marché et se donnent comme des dépenses improductives. Je précise d’ailleurs que Uki (viral performance) s’inscrit à la suite du film I.K.U. (2000) dans lequel des corporations rivales se battent pour cartographier le désir et commercialiser l’orgasmePour en savoir plus sur le film I.K.U réalisé par Shu Lea Chang (2000) : lire le descriptif et voir un extrait :


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Shu Lea Cheang, I.K.U., affiche officielle, 2000.

Le scénario veut qu’après quelques utilisations, les androïdes sexuels soient jetés et se retrouvent dans une décharge de déchets technologiques, toile de fond de la performance post-pornographique Uki tournée à Barcelone en 2009 dont les images sont remixées lors des improvisations musicales. Ici, le désir n’est plus archivé à des fins mercantiles, il s’affirme dans ce dépotoir comme mode d’être et d’interaction. Ce qui était une denrée rare devant être extraite des corps volontaires dans le film I.K.U., déborde et contamine. Leur présent claustrophobe n’est donc pas stérile ni absurde : l’excès de temps que produit la répétition des gestes retourne la logique consumériste sur elle-même. Au lieu de s’éteindre et de périr, les androïdes de Cheang convertissent le temps plat de l’attente en un temps d’intensité. Ils ne stagnent pas mais deviennent ensemble un corps intensif et révolutionnaire. 

Monika Rekas parvient elle aussi à épuiser ou à neutraliser les forces du désir pour paradoxalement le faire voir et le faire croître. L’artiste, dont le nom d’utilisatrice est « lilwitchy », exerce son emprise sur les voyeur.se.s en faisant miroiter la possibilité d’une résolution de la tension sexuelle activée par sa tenue légère et par la plateforme web qui est d’ordinaire vouée à la diffusion d’actes pornographiques. Les gestes qu’elle fait sont pourtant ambivalents : elle dévore une papaye avec ses mains, se lèche les doigts, broie des herbes et lit des incantations à voix haute. Elle refuse néanmoins de céder à la pression des regards et à l’injonction latente de se faire valoir comme objet de désir et, sans formalité, ferme sa webcam à la fin du rituel. La tension est néanmoins maintenue tout au long de la performance et fige l’auditoire dans le temps de l’attente, lui refusant toute résolution.

Monica Rekas, Root Work (Work That Root), photo de Josée Brouillard, 2016. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Rekas rend tangibles les relations affectives invisibles en modulant le temps ressenti de l’expérience esthétique, ces mêmes relations qu’elle manipule lors du rituel hoodoo. En effet, le spiritualisme afro-américain repose sur la convocation d’esprits interpellés par des incantations et des gestes posés méthodiquement dans le but avoué de transformer les sentiments et de les contrôler. Le corps de la prêtresse ou de la sorcière – communément désignée par l’expression « conjure woman » en anglais – devient un outil extrêmement puissant par lequel transigent les forces surnaturelles (Stewart 2017, 107). Ce que nous fait voir Rekas dans cet espace d’extimité (Tisseron 2011), c’est un corps intensif et « plein » qui détonne de l’expérience inachevée des voyeur.se.s.

Rekas est donc autosuffisante et souveraine au même titre que les cyborgs de Cheang. Sous forme de prêtresse hoodoo, elle nous donne à voir un rituel de guérison qui la concerne, elle, seulement et entièrement. Les gestes qu’elle enchaîne et la signification des objets et des artefacts employés ne font sens que pour les initié.e.s au Hoodoo, présumément absent.e.s de l’auditoire. Le corps de la sorcière nous échappe même s’il nous est accessible visuellement, tout comme les corps de la communauté underground de Cheang s’affairent à baiser, inlassablement. C’est par contraste avec l’attente et le délai que s’animent les corps et que s’impose leur autonomie sexuelle et spirituelle.

Corps contaminés, corps contagieux

Le temps improductif est aussi un temps contemporain, comme l’énonce Groys. Le présent suspendu de l’expérience esthétique produit un effet de coprésence entre les spectateur.rice.s ainsi qu’avec les performeur.se.s. Une continuité temporelle et spatiale se révèle qui permet à l’œuvre de se prolonger en dehors d’elle-même et d’agir dans le présent hétérogène que font advenir les artistes« Il s’agit de comprendre le contemporain comme la levée, la suspension, de la représentation du temps comme flèche. Il renoue avec ce qu’est le temps : hétérogène, mélangé, que ce soit sur le plan de collectivités ou des subjectivités. » (Ruffel 2016, 29).

. Dans le cas des performances analysées dans cet essai, cette coprésence engendre des effets très concrets : elle actualise les figures incarnées par Shu Lea Cheang et Monika Rekas et, par le fait même, la menace qu’elles représentent.

Je soulignerai, avant de poursuivre, que l’effet de coprésence est produit en grande partie par les dispositifs numériques. Joanne Lalonde, dans l’ouvrage Le performatif du web, désigne l’art numérique par l’expression « art de la communication » (2010, 7). Ce faisant, elle fait valoir la part active du ou de la spectateur.rice dans un dialogue qu’instituent les modalités interactives de l’œuvre. La présence et les actions des participant.e.s deviennent coextensives au temps de l’œuvre et de sa représentation. La rétroaction et l’échange, à la fois visibles et invisiblesC’est d’ailleurs ce qu’Edmond Couchot appelle l’interactivité exogène, une interaction humain-machine, qui se distingue de l’interactivité machinique, souvent invisible et appelée « endogène » (agrégateur en temps réel de données, générateur de contenu, connexion en réseau, etc.) (Couchot 1998, 138‑39).

, assoient la dimension performative des œuvres que Mieke Bal définit comme l’unique occurrence d’un « acte », au sens où elle induit un moment d’appartenance au présent (2000, 102).

En outre, les œuvres d’art numériques existent en réseau et en exploitent l’interconnectivité et l’horizontalité. Elles font converger les temps, les espaces et les collectivités. Le temps produit par les œuvres d’art numériques s’apparente à une cohabitation ou, pour emprunter l’expression de Lionel Ruffel, à une « concordance des temps multiples » (2016, 20). C’est d’ailleurs pourquoi les distinctions entre le passé, le présent et le futur s’effacent temporairement et que peuvent coexister le cyborg, la prêtresse hoodoo et le public actuel en tant que « contemporains ». Cette capacité à faire le pont entre les univers de l’œuvre et des spectateur.rice.s, à suggérer une continuité spatiotemporelle, est encapsulée par la notion d’effet d’interface d’Alexander R. Galloway (2012), comme l’explique ma collègue Christelle Proulx.

Dans l’œuvre Uki (viral performance), la communauté de cyborgs mise en scène dans la vidéo est reconstituée en direct lors de l’improvisation musicale. Cheang et les artistes montréalais.es invité.e.s performent l’être-cyborg en se connectant et en se branchant aux machines et aux instruments de musique.

Shu Lea Cheang, Uki (live code live spam), festival Sight & Sound, Montréal, 2014.

Leurs corps augmentés s’allient et se synchronisent, au rythme dissonant de l’improvisation, pour faire écho à l’alliance ponctuelle des androïdes déchus. Le futur dystopique de l’œuvre Uki envahit le présent et avec lui l’urgence de s’unir et de se mobiliser contre le biopouvoir – qu’il se manifeste plus littéralement sous forme de corporation biotechnologique ou plus imperceptiblement, sous forme de mesures disciplinaires. Les spectateur.rice.s deviennent des membres potentiels de cette communauté, partageant le même espace-temps et, par extension, les mêmes enjeux.

Ici, j’aimerais spécifier que les protagonistes se transmettent réellement un virus lorsqu’ils baisent. Ce virus fait muter un code susceptible de renverser et de corrompre GENOM CORP, la corporation mère. À cet effet, il est intéressant de considérer l’œuvre Uki comme un corps qui lui aussi a subi plusieurs mutations médiatiques. Uki se décline en performances, en vidéo, en improvisations audiovisuelles et en œuvre de réalité augmentéeVoir le site u-k-i.co pour explorer les déclinaisons de l’œuvre.

. L’œuvre mute et se transforme au gré de ses re-médiatisations et au contact répété avec différentes communautésCheang poursuit d’ailleurs ce projet avec le film FLUIDØ (2017) dans lequel le VIH a muté et a métamorphosé ses porteurs en êtres super-évolués, les ZERO GEN. Ces êtres ont néanmoins des peaux addictives qui, au contact, libèrent une drogue très convoitée. S’en suit un scénario dystopique et pornographique où les ZERO GEN font tout pour s’émanciper des corporations et des proxénètes. Voir le site de FLUIDØ et la bande annonce :


. Uki actualise la « viralité » qu’elle met en scène dans son scénario. L’œuvre prend une forme tentaculaire et par la même occasion, elle élargit la communauté des corps affectés. Sous cet angle, chaque participant.e devient à son tour un agent de dissémination, récupérant en quelque sorte le code muté pour le faire évoluer dans la sphère du réel, pour le décloisonner. Cheang les invite donc à devenir des androïdes, ou plutôt des cyborgs, en se dotant d’une console de distorsion (hyperjam sessions) ou d’un téléphone intelligent (Uki viral game). La performativité de l’œuvre lui permet ainsi de déployer l’univers fictif hors de l’intrigue.

Root Work (Work That Root) actualise elle aussi une figure « dangereuse » ou subversive du pouvoir. La prêtresse hoodoo, amalgamée en Occident à la « sorcière » (Martin 2006, 15), est la cible depuis le XVe siècle des peurs et des angoisses de l’ordre patriarcal et colonial. Martin cite les traités des théologiens Heinrich Kramer (Malleus Maleficarum 1486) et de Johannes Nider (Formicarius- Nider 1437) qui associent la femme et sa « faiblesse » naturelle à l’acte de soumission au diable qu’est la sorcellerie (2006, 15‑16). Les sorcières seraient menaçantes car elles auraient perdu leur libre arbitre, séduites par l’esprit du mal.

La « conjure woman » est pourtant une figure puissante qui, à chaque rituel, réclame et revendique son propre corps et son agentivité. Lindsey Stewart, dans l’article « Work the Root : Black Feminism, Hoodoo Love Rituals, and Practices of Freedom » (2017), montre que la pratique du Hoodoo est associée à la résistance des communautés africaines, pratique qui s’est consolidée en terres américaines pendant et après la traite négrière des années 1700 en réponse à l’assimilation culturelle et à l’instrumentalisation des corps des esclavesLe Hoodoo résulte d’un assemblage syncrétique de croyances et de pratiques qui s’est distingué d’une zone géographique à l’autre, mais dont les trois grandes influences sont les religions d’Afrique de l’Ouest, la doctrine chrétienne et le shamanisme indigène (Martin 2006, 91).

. La sagesse et la mémoire des ancêtres que convoquent les pratiquantes du Hoodoo les guident et les protègent, assurant une continuité entre le passé et le présent, et leur permettent d’altérer ou d’influencer plusieurs aspects de leur existence (Katrina Hazzard-Donald, 2013, 22‑26, citée par @stewart_work_2017, p. 107). Dans ces rituels, le corps s’impose comme un outil indispensable et puissant car il catalyse les forces surnaturelles et en fournit fréquemment les matériaux premiers.

Root Work (Work That Root) ravive la mémoire de la résistance à l’origine du Hoodoo et actualise la figure de la prêtresse. Dans le contexte actuel et connecté de la performance, l’acte radical de se réapproprier son corps et son esprit – traduit de l’anglais « claiming ownership » (Stewart 2017, 105) – vise à révéler et à mettre à mal les fictions identitaires qui pèsent sur l’artiste. C’est d’ailleurs à la lumière de cette réflexion que se dévoile la pertinence de la plateforme web choisie par l’artiste, soit le site Chaturbate. Comme je l’ai évoqué plus haut, ce site très fréquenté rassemble des centaines d’internautes qui se mettent en scène au moyen de webcams. L’internaute qui décide d’y naviguer peut choisir de visionner, en temps réel, n’importe quelle vidéo : les exhibitionnistes se classent eux-mêmes grâce à des catégories de genre (femme/homme/trans/couple) ou des mots-clics et offrent à leur auditoire anonyme des menus « payants » pour effectuer des actes sexuels variés, du dévoilement d’un sein à la monstration complète et désinhibée du sexe. Chaturbate n’échappe donc pas aux conventions normées de la pornographie de masse ; dans cet espace, les exhibitionnistes s’étiquettent en fonction de catégories régies par le désir masculin pour attiser la pulsion scopique, c’est-à-dire le plaisir de voir ou de posséder par l’image. Rekas s’infiltre dans cet espace et exploite les clichés sexuels qui accablent les femmes noires – soit leur disponibilité et leur appétit sexuel insatiable – pour attirer un public de curieux.ses. Elle récupère et rejoue les fantasmes orientalistes en peignant un tableau exotique et sensuel tout en leur refusant une satisfaction quelconque. Dans cette optique, Chaturbate est une plateforme ambivalente car l’instance de contrôle de l’image se situe du côté de l’exhibitionniste qui se dévoile « selon ses termes ». Rekas tire pleinement parti de cette modalité d’engagement pour se montrer souveraine.

Monica Rekas, Root Work (Work That Root), photo de Josée Brouillard, 2016. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Encore une fois, et dans l’optique de l’exercice comparatif, la contagion apparaît comme thème dans l’œuvre, quoiqu’elle opère différemment. Ce n’est pas tant un virus qui est transmis, mais des affects et possiblement des sorts et ce, par l’entremise d’objets ou d’artefacts qui ont une relation directe ou métonymique avec la personne ensorcelée (Frazer 1922, [1890]). Les relations invisibles entre les choses et les sujets deviennent la courroie de transmission de cette magie centenaire qui se donne désormais à voir sur le web, décloisonnée et libérée, comme pour témoigner de sa force et de sa survivance. Si ce n’était du résumé de la performance qui spécifie que l’artiste accomplit un rituel de guérison« L’idée de contagion suggère que des objets en contact les uns avec les autres s’influencent constamment, tandis que le principe de sympathie implique que les objets utilisés possèdent des caractéristiques similaires au résultat escompté par le sort jeté. » Site Web du centre d’artistes Oboro.

, l’auditoire pourrait aisément présumer que la cible potentielle du rituel est en fait l’un des membres de l’auditoire anonyme, reproduisant la peur irrationnelle qu’ont de tout temps suscitée les sorcières et leurs pouvoirs mystiques. La dangerosité de la prêtresse hoodoo – tout comme des androïdes de Uki – est traduite par son pouvoir abstrait de contagion, mis en scène et illustré par les dispositifs technologiques employés.

La contagion est donc l’une des métaphores structurantes des œuvres. Elle signifie, dans son sens général, la transmission d’une maladie d’une personne à une autre et, plus largement, d’une idée ou d’un affect. Elle évoque surtout la porosité des corps et l’invisibilité des relations qui nous unissent. La connectivité – évoquée par la contagion – fragilise et trouble le sentiment de contrôle du sujet sur lui-même et son environnement. Elle révèle l’omniprésence de la « collectivité » et en réactive les dangers et les enjeux – souvent occultés ou neutralisés. En reconnaissant l’autonomie des artistes – en s’ouvrant à l’autre –, les spectateur.rice.s leur accordent également le pouvoir d’atteindre et de contaminerCet article a été rédigé en 2018, deux ans avant la crise sanitaire de la COVID-19. Il serait intéressant de revoir cette analyse en lumière de la fonction « protectrice » de l’Internet, acquise ou du moins valorisée comme telle au temps de la distanciation sociale.

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Je considère en ce sens que les œuvres de Cheang et de Rekas sont particulièrement efficaces car elles profitent du réseau informatique pour matérialiser les relations intangibles et pour donner corps à la menace. Elles tirent avantage de la connectivité des corps et des sujets, en ligne et hors ligne, pour « affecter » les spectateur.rice.s et pour étendre la sphère d’influence de leurs actions, possiblement reconduites ou prolongées.

Corps connectés et corps souverains

À la question posée en introduction, à savoir : quelles stratégies esthétiques Shu Lea Cheang et Monica Rekas emploient-elles pour faire apparaître des possibilités de déprise du biopouvoir ? je répondrai comme suit : c’est en mettant en scène leurs corps appareillés qu’elles révèlent les dimensions profondément affectives et relationnelles du biopouvoir et qu’elles en exploitent les déséquilibres et les mécanismes. Elles adoptent une posture microactiviste, défendue par Michaël La Chance comme étant la forme actuelle et effective de l’action politique. Elles agissent à l’échelle de l’individu et opèrent, par l’entremise de leurs œuvres, des « micro-modulation(s) de nos attitudes face à la vie » (2011, 41).

Uki (viral performance) et Root Work (Work That Root) sont en ce sens exemplaires. En figeant le moment présent, elles extraient les spectateur.rice.s du temps instrumentalisé de la vie moderne et remanient les rapports parfois figés entre corps désirés et corps désirants, entre corps passifs ou actifs. Cheang et Rekas s’imposent dans les œuvres comme figures autonomes, libérant leurs voix, leurs histoires respectives et le désir de leur assujettissement au marketing et à la consommation.

Elles réfléchissent également aux façons dont la connectivité crée des occasions d’alliances politiques et identitaires tout en fragilisant la frontière entre le soi et l’autre. Les spectateur.rice.s sont simultanément allié.e.s et victimes potentielles, négociant leur appartenance aux communautés représentées et matérialisées par les artistes et leur peur d’être contaminé.e.s ou visé.e.s par la menace de contagion. Les enjeux intersubjectifs de l’ouverture à autrui sont mis en scène et intensifiés par les dispositifs numériques, véritables machines relationnelles.

Le corps devient successivement le symbole d’une subjectivité limite et le terrain sur lequel s’articulent les différentes interventions ou actions performatives. Cheang et Rekas évoquent la matérialité des relations de pouvoir en ligne qu’elles remanient ou accentuent tout en posant le corps comme une entité intrinsèquement insaisissable et polysémique. Elles font ainsi voir les limites d’un pouvoir qui ne peut circonscrire les formes variées et émergentes de la vie, qu’elles se concrétisent sous forme de cyborg sexuel ou de sorcière hoodoo, et invitent le public à imaginer et à incarner à son tour des figures dangereuses, démesurées et souveraines.

Contenus additionnels

Gina Cortopassi présente son chapitre « Résister, à l’ère numérique. Les cas de Uki (viral performance) et de Root Work (Work that Root) »

Crédits : Gina Cortopassi

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Proposé par auteur le 2020-09-22

Site Internet présentant l’ensemble du projet Uki de Shu Lea Cheang

Crédits : Shu Lea Cheang

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Proposé par editeur le 2020-09-22

Présentation du projet Root Work (Work That Root) de Monica Rekas sur le site du centre d’artistes Oboro

Crédits : Oboro

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Proposé par editeur le 2020-09-22

« Le virus comme figure d’épuisement dans l’œuvre UKI de Shu Lea Cheang » par Gina Cortopassi

Réflexion sur l’œuvre UKI (viral performance) ayant précédé cet article.

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Proposé par auteur le 2020-09-22

Références

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Gina Cortopassi

Gina Cortopassi est doctorante et chargée de cours au département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal. Elle se spécialise en art médiatique et numérique et s’intéresse aux imaginaires du futur dans une perspective féministe et décoloniale. Elle est également coordonnatrice de la Chaire de recherche du Canada sur les arts et les littératures numériques du Laboratoire NT2 et du projet Archiver le présent, dans le cadre desquels elle développe une expertise en commissariat en ligne (hypermedia.MTL, Uchronia What if?, Re|Search) et en humanités numériques. Voir sa bibliographie.