L’argument que je m’efforcerai de développer dans ce chapitre concerne le rapport entre technique et écriture et il découle directement des considérations sur la tabula — et sur les avantages de la tabula externe par rapport à l’interne — auxquelles je me suis livré. Il s’agit d’un prélude aux trois développements de la théorie de l’âme dans le contexte de la sociologie (la construction de la réalité sociale), de la psychologie (la théorie de la connaissance) et de l’eschatologie (la survie de l’âme après la mort) qui vont constituer la deuxième partie du livre.
De la tabula à la technique
L’analyse sera scandée en cinq étapes. La première se concentrera sur l’essence de la technique, définie comme enregistrement. La deuxième, en revanche, examinera les effets de la technique, que je propose de reconnaître ici dans la mobilisation. La troisième portera sur la signification de la technique, que je propose (en accord avec ce que j’ai avancé dans le prologue) de penser en tant que révélation. De là découleront les quatrième et cinquième étapes qui — liées à ce que je viens de dire sur le caractère — viseront à démontrer comment les actions de la technique et, surtout, sa ressource fondamentale, l’enregistrement, sont à la base de certaines caractéristiques spirituellement importantes, comme l’authenticité et la responsabilité.
Enregistrement
Première étape, donc : l’enregistrement est l’essence de la technique. Mon point de vue est banalement le suivant. Il est équivoque de penser à la technique comme à quelque chose qui fabrique des rôtissoires, des réveils ou des ordinateurs tels qu’on les connaît aujourd’hui. Ou, mieux, il est vrai que, dans tous ces dispositifs, avec un degré croissant de complexité, il y a de la technique. Mais à la seule condition de considérer que la « technique » est, en définitive, tout enregistrement précédant la possibilité de l’itération, soit la forme la plus manifeste par laquelle la technologie entre dans notre expérience. Je tape sur la table et puis je tape encore : cela est une protoforme de la technique, peu importe de quoi il s’agit (rythme, code morse, pratique occulte, etc.). Les itérations s’accumulent et s’intercalent, et à la fin il y a un objet aussi sophistiqué que l’iPad et, encore plus loin, à un niveau de complication plus élevé, il y a une âme.
Cet aspect mérite quelques réflexions. Dans une version grecque du « Aide-toi et le ciel t’aidera », Aristote affirmait que la tukhê aime la tekhnê [1], que la fortune aime la technique, non seulement parce que les deux ont à voir avec le possible, mais également parce que, ajouterai-je, plus nous sommes dotés techniquement, plus il nous est facile d’avoir des coups de chance. Mais il faudrait rappeler que, plus profondément, la tekhnê aime la tabula, ou mieux en dépend, justement parce que sans enregistrement il n’y a pas de technique (et, réciproquement, la tabula est prototechnique). Pensons aux logiciels qui représentent l’une des réalisations techniques du monde contemporain : ils sont de façon exemplaire des enregistrements (d’instructions) qui rendent possibles des itérations (d’exécution). Mais pensons aussi au fait que, quand, dans le langage commun, on dit qu’un footballeur « a une bonne technique », on sous-entend qu’il possède un jeu efficace et que sa pratique est devenue comme une seconde nature. Dans tous ces cas (et dans beaucoup d’autres que l’on pourrait ajouter), « technique » révèle, dans les usages les plus ordinaires du langage, sa parenté avec l’enregistrement.
Or la technique des techniques, pour notre expérience historique, est justement l’écriture. Cette circonstance semble nous avoir pris par surprise, mais la surprise n’est-elle pas le caractère fondamental des révélations ? Je le rappelais en parlant de logocentrisme : en plein XXe siècle, l’écriture — la méchante, la rejetée, l’inerte et sans esprit, ou même seulement, de façon plus implacable, l’ennuyeuse — semblait agonisante, sous les coups et les cris de la radio, de la télévision, du téléphone. Mais, à la fin du XXe siècle, elle a ressuscité et a explosé, envahissant chaque recoin de nos vies. Il s’agit d’un triomphe que personne n’avait prévu, même pas l’instant juste avant qu’il ne se produise et que l’on ne soit emporté par un tsunami d’ordinateurs et de téléphones portables. Pourquoi la moribonde a-t-elle triomphé ? Pour des raisons pratiques tout d’abord : la technique n’est pas synchrone comme la parole, elle est moins invasive, c’est une présence moins pleine et moins péremptoire.
Cependant, l’avantage communicationnel de l’écriture est un bénéfice résiduel et secondaire. Ce n’est pas par hasard, comme nous l’avons vu, si Platon insiste autant sur les liens entre écriture et mémoire, afin de dévaluer l’écriture externe. Mais, contrairement à ce qu’il affirme, l’écriture externe, sur papyrus, papier ou iPad, a deux avantages incalculables par rapport à l’écriture interne, dans l’âme. Premièrement, l’accessibilité publique. Personne ne peut regarder dans la tête d’autrui, mais lire les textes des autres est bien trop facile : contrats, argent, encyclopédies ; l’intégralité du monde social et du monde du savoir présuppose cette capacité. Deuxièmement, l’écriture interne est destinée à disparaître avec nous, alors que l’écriture externe peut nous survivre (les implications eschatologiques se devinent facilement : je les examinerai dans le sixième chapitre).
Ainsi, l’explosion actuelle de l’écriture nous ramène à une caractéristique de notre espèce à laquelle on ne prête pas une attention suffisante : le fait que nous possédons des objets comme des dossiers, des stylos, des calepins, des téléphones portables et des ordinateurs. Que dans les chambres d’hôtel, à côté du téléphone fixe — utilisé uniquement pour parler avec la réception —, il y a un bloc-notes et un Bic ou un crayon (objets de notre cupidité — heureusement que l’on peut les emmener avec nous, contrairement aux serviettes). Qu’il existe dans les bars et les restaurants des dispositifs sophistiqués d’enregistrement qui impriment des reçus et des additions en échange de pièces, billets et cartes de crédit. Que dans nos poches nous ayons un objet que l’on appelle portefeuille, conçu justement pour conserver des documents. Tous ces dispositifs servent à enregistrer, ils potentialisent et réifient la mémoire. Or on a dit et répété, au siècle dernier, que notre société est celle de la communication. Bien, mais si cela était littéralement le cas, si communiquer était suffisant, le téléphone aurait dû devenir un auriculaire microscopique avec un micro en constante connexion vocale avec le monde. Les choses, au contraire, se sont déroulées autrement et, dans un certain sens, ne pouvaient que se dérouler autrement : une société où tout le monde parle sans interruption avec tous et partout n’est pas pensable — même si dans les trains italiens on n’en est pas loin —, alors qu’il est très commode de disposer d’archives qui sont toujours avec nous. Je l’ai fait remarquer dans le premier chapitre : après une course à la miniaturisation, les téléphones portables ont commencé à grossir, ils ont potentialisé leurs mémoires, agrandi leurs écrans, amélioré leurs claviers et sont devenus des machines à écrire et, surtout, à enregistrer. Ils sont devenus des dépôts d’archives : bibliothèques, discothèques, cinémathèques et pinacothèques.
En outre, notons ceci : l’écriture, si l’on en regarde l’origine, est toute forme d’enregistrement. Une vidéo ou un message vocal que l’on peut reproduire à loisir (chose aujourd’hui techniquement très simple) sont écriture, précisément comme un fichier d’ordinateur ou un morceau de papier. Pour cette raison, partout dans le monde, des banques aux supermarchés, des trains aux parkings, nous sommes entourés de mémoires et de systèmes d’enregistrement. La voix n’est plus volatile, ne dit-on pas à la radio au début de chaque émission qu’on pourra la réécouter en streaming — c’est-à-dire qu’elle sera enregistrée, ce qui explique pourquoi les mots sont, toujours un peu plus, des pierres. Pour cette raison, nous sommes la société la plus enregistrée, pour ainsi dire « horizontalement », de l’histoire, même si cette mémoire hypertrophique risque de se perdre « verticalement » — comme nous allons le voir amplement dans le sixième chapitre —, de disparaître. Elle risque d’être une mémoire à court ou à très court terme à cause de la fragilité du hardware et surtout de l’hyper-évolutivité du software, qui laisse derrière lui des montagnes de documents indéchiffrables. À la fin ne resteront de notre siècle que les inscriptions sur les bouches d’égout. Voilà ce que l’on perd quand on perd la mémoire, et ici le proverbe « Un homme averti en vaut deux » acquiert un tout autre sens et nous révèle la raison du « sauvegarder » obsessionnel qui est au cœur de nos pratiques quotidiennes.
Mobilisation
Deuxième étape du lien entre technique et écriture : l’effet fondamental de la technique est la mobilisation. Ce qui signifie essentiellement deux choses. En premier lieu, le fait que la technique n’est pas une simple fonction inerte, mais peut devenir, exactement comme la tabula, le lieu d’une initiative. Entre moyens et fins, la différence n’est pas essentielle, exactement comme entre lettre et esprit et, plus généralement, entre toutes les oppositions avec lesquelles nous sommes en train de nous mesurer. En deuxième lieu, cela explique justement comment la technique, en tant que véhicule de mobilisation, est aussi un moyen d’aliénation. De cela nous sommes normalement conscients, en raison des conditions de travail industriel et préindustriel, mais, de façon plutôt étonnante, nous ne sommes pas encore parvenus à une prise de conscience en ce qui concerne l’aspect central du monde postindustriel, c’est-à-dire la révolution informatique. Ce changement a souvent été interprété comme une forme d’émancipation pure, à la limite du dépassement du travail, alors qu’il constitue la pire extension de l’exploitation que l’histoire humaine ait jamais connue (je souhaiterais suggérer par là, et ce n’est pas une bonne nouvelle, que nous n’en sommes qu’aux prémices). On se trompe donc à voir dans la technique quelque chose qui simplement émancipe, ainsi qu’on le dit souvent dès qu’une nouvelle technique fait son apparition, ou quelque chose qui déshumanise, comme à nouveau on l’affirme à chaque révolution technologique. Il n’y a rien de plus humain qu’elle, mais c’est justement par là que la technique peut devenir un véhicule d’exploitation.
La thèse est simple : tout système d’émancipation est en même temps un système de contrôle. Les machines émancipent les personnes de la fatigue physique la plus lourde, mais elles les astreignent au travail industriel. Internet se présentait, à son apparition, comme la libération du travail et comme un contre-pouvoir. En réalité, comme c’était tout à fait imaginable, Internet a introduit un nouveau travail et un nouveau pouvoir. Cela ne porte pas atteinte aux mérites d’Internet, pas plus que le taylorisme [déf1] ne remettait en question les mérites des machines, mais c’est un point que l’on ne peut pas sous-estimer et qui est souvent mis de côté lorsque la dénonciation des effets indésirables se limite à la critique de l’addiction à Internet ou de la violation de la vie privée, ou encore à l’hypothèse que le réseau donnera naissance à une nouvelle forme de barbarie.
Du point de vue du pouvoir — et de façon tout à fait cohérente avec l’essence de la technique —, nous avons en effet l’enregistrement total. Toutes les transactions, les échanges, et surtout chacune de nos recherches sur Internet, sont suivis par de grandes entités supranationales qui exercent un contrôle d’autant plus maillé que ce sont les contrôlés qui fournissent volontairement des informations sur eux-mêmes. Cela peut se produire sous une forme évidente et délibérée, comme dans les réseaux sociaux, mais aussi de manière occulte et involontaire, comme dans les recherches archivées et soigneusement cataloguées par Google. Nous avons ainsi une grande quantité de savoir emmagasiné (donc de pouvoir) par des compagnies qui sont en dehors de tout contrôle. Dans un sens, cette puissance se trouve déjà dans les dispositifs individuels d’enregistrement, en d’autres termes dans les téléphones portables, là où le verba volant cède la place au scripta manent [déf2], à la permanence de l’archive.
C’est précisément de l’enregistrement que dérive la mobilisation totale. Lorsque l’on parle des gens qui passent une partie croissante de leur temps libre sur Internet, on ne tient souvent pas compte du fait important que sur Internet ils peuvent également passer une part appréciable de leur temps de travail, mais, surtout, du fait que ce temps libre n’est sans doute pas si libre, vu que l’on peut, une fois sur Internet, répondre aux courriels ou mener l’une des diverses activités multitâches où la distraction se mélange inexorablement à l’exploitation, ou tout au moins au travail, à la prestation et à la responsabilité. Internet est un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais : à tout moment peut arriver une requête d’activité et à tout moment nous sommes ainsi responsables, dans un processus qui étend de manière indéfinie la durée du travail. Il serait possible d’établir, par contrat, que l’on travaille uniquement une heure par semaine, mais cela ne suffirait pas à remettre en cause le principe selon lequel on est mobilisé, en service, à toute heure du jour et de la nuit, comme les pompiers dans les casernes. L’idée d’être « toujours connecté », réalisée comme jamais auparavant grâce à l’iPad, et présentée comme un idéal respectable (en particulier, comme il est évident, par les compagnies de téléphone) et donc normalement associée à des images ludiques, est en réalité le moyen grâce auquel le travail entre dans notre vie. Il n’est donc pas du tout évident qu’Internet nous rende stupides [2]. Ce qui est certain, c’est qu’il peut nous rendre esclaves. Et cela est le grand problème qu’il faudra gérer après des années de triomphalisme du web, au cours desquelles on le voyait comme une source d’intelligence collective et de libération de la malédiction d’Adam [3]. Mis à part le fait que l’arrivée des nouvelles technologies ne signifie pas la disparition du travail usant en usine, qui est par contre délocalisé dans des zones du monde plus pauvres, il ne faut pas oublier que le web est écriture et qu’il peut donc être considéré comme identique à l’appareil qui, dans La colonie pénitentiaire de Kafka [réf1]), inscrit une phrase cruelle dans le dos des condamnés, et à la fin les tue.
Dans tout cela, on observe également un processus de standardisation totale. Contrairement à ce que suggérait l’idéologie des origines du web, que les technologies informatiques permettraient une personnalisation du travail et rendraient désuet le modèle tayloriste, ce que l’on a vu va dans un sens radicalement opposé, dans le sens, justement, d’une standardisation accrue [4]. Typiquement, les employés des centres d’appels sont aujourd’hui de simples prothèses des machines et doivent, dans l’interaction avec les interlocuteurs, se comporter d’une façon stéréotypée, c’est-à-dire précisément comme des automates. En particulier, la prescription protocolaire de répéter les phrases des clients est ouvertement empruntée à la stratégie de la conversation d’Eliza, le logiciel écrit en 1966 par Joseph Weizenbaum, qui imitait le comportement d’un agent humain précisément en reformulant, avec des variations minimales, les inputs des interlocuteurs [5] [réf2]. C’est ainsi que l’on devient des machines, mais là aussi nous sommes face à une révélation. Si l’employé du centre d’appels peut être transformé, accidentellement, en machine, c’est parce que tout homme cache, plus qu’un cœur de ténèbres, une essence mécanique.
Si les choses sont ainsi, ce qui s’impose est une critique de l’idéologie. Enregistrement, mobilisation et standardisation sont, pour ainsi dire, les faces militaires d’Internet, celles qui sont cachées par la représentation conviviale de la navigation en ligne (signe de liberté), l’aspect amical des réseaux sociaux, la réciprocité des échanges. Mais il y a également, dans cette époque de plastique et de silicium, un aspect de fer et d’acier qui est sous-estimé, en partie en raison d’un choix idéologique. Cependant, c’est certainement sa face cachée qui donne au web un pouvoir bien plus fort que celui des vieilles multinationales du pétrole. C’est une face obscure, qu’il s’agit de rendre évidente sans céder à la moindre forme de luddisme [déf3]. De manière inattendue, les grands penseurs du pouvoir d’Internet sont à mon avis trois figures qui ne l’ont jamais connu, et ne l’ont sans doute même pas soupçonné : Schmitt, qui a souligné comment l’essence du pouvoir est dans la bureaucratie (dans la puissance documentaire explosée avec le réseau), Jünger, qui a théorisé la mobilisation totale et la militarisation comme essence du monde moderne, et Foucault, qui a reconnu les transformations microphysiques du pouvoir dans le passage du moderne au postmoderne [6].
Révélation
Nous voici à la troisième étape : la signification de la technique est la révélation. Il est vrai, nous venons de le voir, que la technique nous mobilise, c’est-à-dire que, simultanément, elle nous émancipe de certaines contraintes et nous impose de nouvelles sujétions. Mais il est tout aussi vrai que, dans cette mobilisation, nous ne sommes pas menés loin de nous-mêmes, nous n’allons pas à la rencontre d’une quelconque aberration de la nature humaine. La technique y est depuis toujours, l’écriture est technique par excellence, et nous sommes devenus ce que nous sommes, avec âme, amis, parents, angoisses et tout le reste, justement grâce à cette technologie, autrement nous serions encore en train de nous épouiller les uns les autres (ce qui est, d’autre part, encore et à tous les égards une activité technique). Voilà pourquoi ce qui se produit à travers la technique est une véritable révélation : ce que l’on objective dans les prothèses est la nature humaine ; nous pouvons toujours nous refléter dans les outils que nous fabriquons (l’iPad, disait-on, se prête remarquablement bien à cette activité) et nous dire : « Ça, c’est toi. » Ici, la technique n’est pas simplement un renforcement de la nature. Elle est la manifestation de l’essence de la culture et de la socialité, et même de cette part si cruciale de la culture que nous appelons « conscience ».
Si nous avions encore besoin d’une preuve que l’homme est un animal social, le développement qu’ont connu les systèmes de télécommunication et d’enregistrement ces dernières années (un développement qui n’a évidemment pas d’égal dans l’histoire du monde) devrait supprimer tout doute à ce sujet. Dans ce sens, l’achèvement d’un processus est en effet la révélation de son commencement ou, pour le dire dans le jargon philosophique, l’archéologie est éclairée par la téléologie [déf4]. Ce que nous sommes se révèle à travers ce que nous sommes devenus, même au-delà des interprétations souvent mystifiées que nous donnons de nous-mêmes. De ce point de vue, on peut même parler d’un évolutionnisme informatique, qui dépend beaucoup plus des ordinateurs que des ingénieurs, révélant à la société ses exigences. Ainsi, l’ordinateur évolue, comme poussé par sa propre force, d’instrument de calcul à instrument d’archivage (où le calcul se cache dans la puissance de la mémoire), de machine isolée à machine en réseau. Et inversement, le téléphone portable évolue de machine pour parler à machine pour écrire, dans une convergence finale entre téléphone et ordinateur.
De ce point de vue, la technique détermine les caractéristiques d’une époque dans ses moindres détails. Il suffit de voir comment, en venant à la rencontre de l’animal social, l’iPad, les téléphones intelligents, le web, soit les tabulae externes, les doubles de cette tabula interne qu’est notre esprit, sont en train, par exemple, de réduire la quantité de cœurs solitaires. Cela constitue une transformation et — pour les raisons que nous avons vues jusqu’ici — une réalisation pleine de conséquences. En naviguant en ligne, j’ai trouvé un mémoire de baccalauréat de 2009-2010 intitulé « La solitude de l’homme moderne » [réf3] C’est un très bon travail réalisé par un étudiant d’un institut technique et industriel, option électrotechnique et robotique, et qui se divise en deux parties. La première traite de la solitude dans l’art (Van Gogh, De Chirico, Munch) et en littérature (Quasimodo, Ungaretti et Pirandello). La deuxième, plus spécifiquement technique, analyse une unité de perçage électro-pneumatique et remarque que la solitude de l’homme contemporain est en bonne partie attribuable à la prévalence des machines.
Il convient d’y réfléchir un peu. Tout d’abord, ce n’est pas un hasard s’il s’agit d’un mémoire de baccalauréat, c’est-à-dire du résultat de l’école, qui, quand elle est véritablement efficace, arrive à être l’outil d’une conservation heureuse, parce que la transmission culturelle est en premier lieu un contact avec le passé. Ce qui aujourd’hui est une dissertation pour un exercice d’école figurait, il y a trente ou quarante ans, dans les catalogues des éditeurs qui accueillaient des essais très recherchés sur l’aliénation, l’homme unidimensionnel et, justement, la solitude de l’homme moderne. Il est intéressant d’observer que les peintres et les écrivains mentionnés plus haut sont nés au XIXe siècle (sauf Quasimodo, qui a vu le jour en 1901).
La deuxième considération est que, si au lieu d’examiner une unité de perçage électro-pneumatique, le candidat avait considéré un iPad, il aurait difficilement pu affirmer que les machines amènent la solitude. Aujourd’hui, nous ne sommes pas du tout seuls. Le chauffeur de taxi, figure du solitaire par excellence (rappelons-nous Taxi Driver [vidéo1] le film de 1976 avec De Niro), est aujourd’hui toujours connecté avec ses amis et ses parents, et souvent ne nous regarde même pas, se limitant à discuter avec le GPS comme avec un conjoint chiant qui veut toujours avoir son mot à dire sur le choix du parcours. Cette connectivité peut avoir des résultats paradoxaux : il m’est arrivé, il y a quelques temps, de tenir un séminaire dans un monastère à côté d’un ermitage. Or les ermites avaient Internet, alors qu’au monastère il n’y avait pas de réseau, le téléphone portable ne captait rien. La bonne question à se poser était donc : quel est l’ermite le plus authentique ? Parce qu’en effet un ermite qui peut accéder au web n’est plus un véritable ermite, précisément comme le détenu qui peut mettre à jour son profil Facebook ou braquer des banques sur Second Life, n’est pas un véritable détenu. Le problème est tout autre et radicalement opposé : soit le fait de n’être jamais seul, d’être toujours la cible de courriels et de SMS, et d’avoir la possibilité, se changeant dramatiquement en devoir — comme je le rappelais en parlant de mobilisation —, de communiquer avec le monde entier, étant donné qu’aujourd’hui il n’y a plus de problèmes techniques et économiques.
L’objection évidente consiste à affirmer que ces rapports techniquement médiatisés ne sont pas « authentiques ». Mais il s’agit de comprendre en quoi. Quand deux personnes marchent dans la rue et que l’une utilise un téléphone portable, il n’y a aucune raison d’affirmer que le rapport authentique est la coprésence physique et non la conversation métaphysique (en l’occurrence, médiatisée par des outils techniques). Tout comme les conjoints qui s’ennuient devant la télévision (espèce en voie de disparition, étant donné que désormais chacun s’en va chatter sur son ordinateur) ne semblent plus nécessairement liés par un rapport plus authentique et dramatique que celui de Werther ou de Jacopo Ortis avec leurs correspondantes [réf4]. En effet, ces héros romantiques utilisaient tout simplement des technologies plus anciennes, que, par un effet de perspective, nous naturalisons et finissons par considérer comme « plus authentiques ». Tout l’argent que nous dépensons en technologies modernes, c’est-à-dire, si le préjugé que je viens d’énoncer a une quelconque valeur, « moins authentiques », est en réalité justement déboursé afin d’accroître notre être-au-monde et notre être social, et si nous n’en étions pas satisfaits, nous pourrions très bien nous arrêter là. Donc, qu’une communication soit « authentique » ou « non authentique » ne dépend certainement pas du fait qu’elle s’effectue de vive voix ou par courriel, par SMS, sur un réseau social, par téléphone ou par lettre comme autrefois. Chacun de ces rapports a sans aucun doute des spécificités, mais aucun ne peut être tenu pour plus « authentique » que les autres sur papier — c’est le cas de le dire, s’agissant en grande partie d’écritures.
Cette circonstance concerne également ce que, dans une expression un peu ringarde et subtilement trompeuse, nous pourrions appeler la « vie intérieure ». Dans les Confessions [7], Augustin se pose une question simple et cruciale : « Pourquoi me confessé-je à Dieu qui sait tout ? » En effet, se confesser à un être omniscient est une activité un peu étrange, et cependant il le fait depuis longtemps. Pourquoi ? Augustin a une réponse puissante et vraie : il se confesse pour faire la vérité non seulement dans son cœur, mais également avec la plume, et face à des témoins. Comme si la vérité — de la vie et des sentiments en l’occurrence — n’existait pas si elle n’était pas exposée et écrite, publiée du moins virtuellement. En effet, il en est vraiment ainsi : combien de fois nos états d’âme nous apparaissent-ils plus clairs lorsque nous les mettons par écrit, ou tout au moins lorsque nous les racontons à quelqu’un. Est-ce cela la raison profonde de toutes les confessions qui encombrent les réseaux sociaux et les blogues ? De mon point de vue, oui. À côté des exigences proprement sociales, de relations et de contacts, les écritures qui prolifèrent sur le web jouent une fonction de confession publique, souvent involontaire et inconsciente. Dans le cinquième chapitre, nous parlerons des confessions institutionnalisées sur Internet. Dans ce cas, ceux qui écrivent croient simplement communiquer et établir un lien social plus ou moins étendu, mais, en réalité, ils se confessent — et il s’agit de confessions paroxystiques, si l’on tient compte du fait que l’on dit des choses extrêmement privées.
Comment est-il possible que l’on se laisse aller à une pratique si risquée ? La raison est simple et, de nouveau, c’est Augustin qui nous l’explique avec son idée de « faire la vérité ». La vérité peut être un éclair, mais elle n’existe que si elle est enregistrée, exprimée et transmise. En écrivant, nous la manifestons, nous la construisons et, en même temps, nous nous construisons nous-mêmes. Et chaque écriture, y compris les fonds de tiroir, est potentiellement publique. Alors, tant qu’à faire, recourons directement au grand écran du web afin de mettre en technicolor notre propre vie privée. Et la raison profonde de cette exposition (qu’il serait réducteur et faux d’expliquer comme de l’exhibitionnisme) est bien exposée dans le poème qui guide mon discours : « [...] vous qui du cœur | des villes vous lamentez | sur les villes sans cœur », dit Sereni, « pensez ce que peut être un homme dans un village, | sous la plume du scribe une page bruissante | et après | dans la poussière des archives | rien personne en aucun lieu jamais ».
Authenticité
Venons-en à la quatrième étape, qui, elle aussi, soulève un point que je vais développer largement, et dans une forme plus argumentée, dans le cinquième chapitre. L’automatisme et la cyclicité, soit la technicité, sont des caractéristiques fondamentales de la vie de ces êtres qui se disent spontanés et que nous sommes. La vie s’auto-comprend comme un cycle de cycles : cycles saisonniers, cycles productifs, cycles alimentaires. D’où le fait que, lorsque l’on blâme le caractère répétitif de la vie, soit le fait que l’on puisse réduire l’âme à un automate, on ne considère pas que le caractère constitue la normalité. Il y a une grande littérature, typique du début du XXe siècle, où l’on montre les hommes dans les grandes villes, qui bougent comme des automates, gris, résignés, tous pareils. L’image est sans doute fidèle, mais il serait trompeur de penser que cette condition était si différente d’un portrait, disons, du XVIIIe siècle. Là aussi, en effet, d’autres hommes, à la campagne, se comportaient eux aussi comme des automates, juste un peu plus lentement, évoluant parfois à des rythmes différents qui laissaient place toutefois à la répétition. Le propos est toujours le même : la différence n’est pas entre le spontané et l’automatique, mais plutôt entre un automate brut et un automate sophistiqué, ou entre un automate obsessionnel (la chaîne de montage) et un automate manuel et artisanal.
Au lieu d’évoquer l’existence authentique et les saveurs d’antan, la bonne question est d’établir pourquoi, nonobstant l’omniprésence de l’automatisme dans notre vie, il y a des moments où émergent l’originalité, l’inventivité, la liberté, la décision, et cela plus fréquemment que ce que nous serions portés à conclure sur les bases de ce que nous venons d’affirmer. En réalité, rien ne peut garantir que ces sentiments sont, en dernière instance, plus fondés que le déjà-vu à l’égard duquel nous sommes actuellement très sceptiques — nous le considérons comme un phénomène hallucinatoire —, alors que, pour Socrate, il était la preuve que notre âme a vécu dans le monde des idées avant d’arriver dans notre corps. Des événements spirituels comme l’originalité ou le libre choix pourraient être purement superficiels et s’expliquer par la conformation de notre cerveau, ou la coopération entre mental et corporel dans la vie psychique, exactement comme (je le suggérais plus tôt) la conscience.
Cela explique pourquoi les ordinateurs n’ont pas de conscience, justement parce qu’ils sont dépourvus de certains dispositifs techniques propres aux humains, mais cela ne confère pas pour autant à la conscience une valeur de dernière instance et une supériorité absolue. C’est essentiellement la façon de nous rapporter à nous-mêmes et d’expliquer l’ordre social, notre système de valeurs et d’affects. Quelque chose qui fonctionne pour nous et pour nos êtres (actuels et futurs) qui ont des esprits identiques aux nôtres, comme les couleurs valent pour nous et pour des êtres (actuels et futurs) qui ont des yeux semblables aux nôtres. Étant donné que personne ne s’étonne qu’il y ait des êtres qui voient en noir et blanc ou qui sont daltoniens, et que personne n’en conclut que les couleurs sont subjectives ou insignifiantes, le fait que des descriptions de la même réalité sont possibles avec ou sans couleurs n’est pas différent du fait que cette même réalité peut être décrite avec ou sans liberté et originalité. Pour porter ce regard désenchanté, il n’est pas nécessaire d’imaginer un esprit divin. Un homme cultivé peut voir une répétition là où un ignorant voit l’originalité, et le fait que beaucoup de personnes croient acheter librement le produit massivement promu par la publicité n’exclut pas qu’ils soient, dans ce cas particulier, des automates.
Il reste une question, probablement, et elle concerne le contraire de l’originalité et de la liberté. C’est-à-dire le moment où l’automate devient parfaitement perceptible, où on le voit beaucoup plus, soulevant presque le voile, ou éventuellement le capot, comme si l’on pouvait voir la machine. Ce moment est, classiquement, la dépression. Quoi de plus déprimant qu’une répétition incessante ? Et, inversement, la malédiction de la dépression ne consiste-t-elle pas à rendre sensible à la répétition ? C’est par exemple le thème du film Un jour sans fin (1993), dans lequel le protagoniste est condamné à revivre chaque matin la même journée [vidéo2].
Il existe aussi une version Disney, le premier des trois épisodes de Mickey, il était une fois Noël (1999), qui constitue de mon point de vue une objection sérieuse à l’existence du paradis. Riri, Fifi et Loulou réalisent par magie le rêve d’un Noël éternel. C’est en principe un pays de Cocagne, mais, par la suite, lorsqu’ils se retrouvent toujours face au même maudit déjeuner, toujours avec les mêmes cadeaux, l’angoisse les envahit, il n’y a pas d’échappatoire, ils dépriment et s’énervent [vidéo3]. De ce point de vue, la raison pour laquelle Nietzsche a vu dans l’éternel retour une révélation vouée à supprimer le poids de l’existence reste une authentique énigme [réf5]. De toute façon, cette révélation n’a rien à voir avec les cycles cosmiques dont parlait Nietzsche, mais plutôt avec les temps courts de Riri, Fifi et Loulou. L’apparition de la répétition est en effet l’émergence de l’automate que nous sommes, et la révélation va de pair avec la dépression : c’est donc cela que nous sommes ? Oui, il en est ainsi, et il n’y a rien à faire. Face à de telles évidences, on réagit avec inquiétude, avec l’espoir que quelque chose émerge, à condition que ce soit imprévisible. Ce qui est bien, c’est qu’il s’agit de moments rares. D’habitude nous nous sentons dans le flux et, quand nous sommes dans le flux, nous avons l’impression d’être des âmes. Cela en soi n’est pas faux, parce que nous ne savons pas comment cela va finir, nous ne savons pas comment le mécanisme se terminera pour nous, nous nourrissons donc l’illusion d’être des âmes, liées à cette masse d’hommes qui se trouvent derrière nous, liées à nos grands-parents, que nous regardions, enfants, bouger comme des machines, sans en comprendre les sentiments et les motivations.
S’il en est ainsi, il n’y a pas d’affirmation plus mensongère que celle selon laquelle tout ce qui compte, ce sont les intentions. Non, ce qui compte ce sont les inscriptions, l’exécution réglée d’une formule, le suivi d’une dictée ou d’un protocole : les intentions d’un homme sont difficiles à maîtriser, ou simplement à exprimer, et l’individu est insaisissable. Les inscriptions, par contre, d’un point de vue public, sont bien plus vérifiables, et l’explosion des inscriptions, soit des enregistrements publiquement vérifiables, a déterminé une explosion d’intentions souvent conflictuelles, comme le démontre la chronique politique et judiciaire de ces dernières années. Ce système présente une seule exception signifiante, autorisée d’ailleurs par le mythe de la compréhension : l’annihilation des inscriptions à travers le recours aux intentions dans l’annulation du mariage que peut accorder la rote [8] [déf5]. Mais, manifestement, il s’agit d’une propension à la primauté (que l’on pourrait appeler « de Pentecôte » ou « logocentrique ») de l’esprit sur la lettre, démentie d’ailleurs dans d’autres situations, par exemple par le fait — vous allez le voir si vous êtes assez patients pour poursuivre la lecture — que la rémission des péchés puisse avoir lieu même si celui qui exécute les sacrements est une machine.
Un à zéro pour l’automate, que l’on considère le 1 à 0 comme au football ou qu’on le considère comme dans le code des ordinateurs. Les fonctions les plus hautes, artistiques, spirituelles ou institutionnelles, peuvent être parfaitement reproduites à travers l’automatisme. Y a-t-il une différence quelconque entre le chef d’orchestre, le prêtre qui célèbre la messe et le président des États-Unis qui fait le discours inaugural au Congrès ? Le chef d’orchestre et le prêtre suivent un texte qui a déjà été écrit, le président fait peut-être semblant d’improviser, mais le texte lui a été écrit par un nègre, qui, on l’espère, n’a pas plagié Internet [9]. Pourtant cela devrait représenter pour les trois le point culminant, la concentration, l’apparition de l’esprit sur la scène cosmico-historique. Malgré tout, l’invocation de la déesse au début des poèmes homériques, soit l’idée que le poète se limite à donner voix à un texte venant de quelqu’un d’autre, à ce qu’on lui « dicte à l’intérieur » [réf6], a l’avantage de reconnaître l’action de l’extrinsèque et de l’automatique au cœur de la création.
On objectera que les exemples que je propose, liés à des moments spirituellement intenses, mais avec de toute façon une très forte caractérisation institutionnelle ou rituelle, doivent nécessairement se rapporter à des formules et ne peuvent donc pas être considérés comme des preuves définitives de l’omniprésence de l’automate. Bien, là aussi il me paraît assez problématique de faire la distinction entre l’interne et l’externe, l’institutionnel et le non-institutionnel, la forme et la substance. Je m’explique. Personne n’a jamais douté que les sentiments authentiques puissent s’exprimer à travers des alexandrins et des tercets, mais il est évident que le recours à ces formes est aussi un mécanisme. Il est plausible d’imaginer que quelqu’un, afin d’exprimer son propre sentiment radical et sincèrement perçu par lui comme authentique, recoure à une métrique particulière, justement comme, afin d’exprimer les condoléances ou l’indignation, on recourt à des phrases toutes faites ou aux formules des procédures juridiques. De la même manière, dans cette formule de dévoilement total que devrait être la confession, il ressort très clairement que nous avons affaire à des formules rhétoriques codifiées [10] : les révélations impudiques d’Augustin, de Rousseau et de Nietzsche sont très ouvertement mises en scène, et on pourrait pourtant difficilement affirmer qu’elles ne sont pas sincères [réf7]. C’est le paradoxe de l’autobiographie. Les œuvres d’Augustin, de Rousseau et de Nietzsche sont sans aucun doute traversées par une rhétorique démesurée et il est évident que Rousseau pense à Augustin, et Nietzsche à Rousseau. Cependant, affirmer que cette rhétorique et cette codification rendent inauthentiques leurs confessions reviendrait presque à prétendre que le chanteur qui chante Besame mucho [vidéo5], en pensant au loyer à payer n’est pas capable, pour cette raison, de susciter dans le public des sentiments authentiques. Bref, si l’on ne trouve rien de paradoxal dans le fait que celui qui pleure la mort d’Anna Karénine [réf8] pleure vraiment [11] ou que celui qui rit à une blague rit vraiment, on ne parvient pas à comprendre pour quelle raison une intention qui surgit sur un fond mimétique ne devrait pas être authentique.
Le paradoxe auquel nous nous confrontons n’en est peut-être pas un : c’est la banalité de notre vie, même dans ses légitimes prétentions d’authenticité [12]. Pascal a dit : « Priez, priez... la foi viendra. » [réf9]. Et il a inventé une machine à calculer : il y a de la méthode et du raisonnement dans tout ça, et il y a aussi une profonde correspondance entre l’exhortation à la prière comme propédeutique à la foi et l’invention d’une machine produisant la pensée. Je reviendrai sur la société, l’ordinateur et la conscience dans peu de temps, dans les quatrième et cinquième chapitres, mais je souhaiterais tout de suite souligner la centralité de l’habitude et de la mimèsis dans la construction tant de la réalité sociale que, plus profondément, de la conscience. L’imitation externe comporte des altérations internes, pour la simple raison que la possession d’une compréhension et d’une volonté qui auraient lieu à l’intérieur, comme l’action d’un homoncule intrapsychique, est pure mythologie. Comme nous l’avons vu dans le deuxième chapitre, penser, avoir une âme, posséder un esprit — toutes les figures de notre animation interne — signifient, essentiellement, se souvenir, soit recourir aux inscriptions que l’on dépose sur la tabula que nous avons en tête. Un homoncule n’est pas nécessaire ou, mieux, cet homoncule n’est que la tabula, soit la réélaboration des inscriptions que nous portons en nous.
Voilà pourquoi il y a vraiment beaucoup à réfléchir sur toutes ces positions qui distinguent, justement comme lettre et esprit, artificiel et naturel, mort et vivant, inauthentique et authentique. Et, typiquement, âme et automate, disons l’original et son supplément ou son sosie. Ce ne sont jamais des oppositions prévisibles, mais elles nous font voir l’enjeu, c’est-à-dire qu’elles nous font comprendre combien de technique et d’automatisme se trouvent dans la prétendue « âme naturelle », structurée comme elle est en raison d’imitations et d’instincts de répétition. Justement comme chez Platon, qui condamne l’automate (et l’écriture) au nom de l’âme et décrit l’âme dans les termes d’un automate. Bref, l’âme serait le bien, l’automate le mal, sauf que désormais nous découvrons deux choses. En premier lieu, l’âme est le bien parce que l’automate est le mal (l’âme n’a d’autre positivité que celle dérivant de la confrontation avec l’automate). Deuxièmement, l’âme est comme l’automate, mais un automate gentil, alors que l’automate est une âme méchante. Dans ces distinctions qui semblent purement fonctionnelles ou techniques, se cachent une axiologie et une morale. La même, si l’on veut, qui pousse à privilégier les aliments biologiques et les attitudes spontanées. Donc, non seulement âme et automate forment un couple dont les termes ne peuvent pas se penser séparément, mais le terme mauvais, l’automate, est, plutôt qu’un concept, un soupçon ou une insulte : « Les automates, ce sont les autres ! », « Automate, vous-même ! »
Responsabilité
Venons-en à la dernière étape, qui concerne les conséquences de la technique et de l’écriture, et de la technique comme écriture dans la constitution des émotions et de la responsabilité réelle. En effet, ces fonctions si humaines et si importantes sont souvent associées à une mémoire plus puissante que mécanique, la mémoire involontaire des madeleines de Proust : odeurs et saveurs qui provoquent la résurrection du passé sans même que la conscience y prenne part. D’ailleurs, à un niveau plus élevé aussi, elles s’appuient sur les inscriptions, exactement comme les pensées (les romans, par exemple, ont fonction de modèle, mais aussi l’éducation et les styles de vie : les émotions à l’état pur n’existent pas, excepté l’angoisse). Examinons donc la question d’un point de vue non seulement social, mais aussi moral. Car, toujours en accord avec l’idée de rejeter la distinction trompeuse entre authentique et non authentique (ou mieux, d’écarter ce qui rend cette distinction factice), je souhaiterais montrer la centralité de l’inscription et de l’enregistrement dans la constitution de l’identité morale.
La responsabilité, voilà ce que je voudrais dire, trouve dans l’enregistrement sa condition de possibilité la plus puissante. Ainsi, le Je, le sujet pur de la volonté, que Kant interprète comme les prémisses indépendantes d’une quelconque détermination empirique (c’est-à-dire une âme au sens chrétien du terme), comme l’homoncule qui s’agite en nous, peut être décrit exactement comme une tabula sur laquelle on inscrit des impressions, des rôles et des pensées, et qui, en raison de ces inscriptions, devient capable d’initiative morale [13]. L’image de la colombe qui ressent l’air comme un obstacle, mais qui doit justement à l’air, au frottement avec le monde, le fait de pouvoir voler, vaut surtout dans le domaine de la raison pratique et du monde social [réf10]. La spontanéité et la créativité que nous ressentons en nous, le fait de posséder des contenus mentaux, des idées, et de faire référence à quelque chose appartenant au monde, ces fonctions ne contredisent pas le fait que l’origine de tout cela est à rechercher dans l’enregistrement et les inscriptions. Certes, nous ressentons avec beaucoup de vivacité le fait d’avoir une vie mentale qui est la nôtre, et en particulier une vie morale, dans laquelle l’homoncule s’agite, le spectre nous tourmente. Or cette vie et ce tourment sont authentiques, ce qui n’exclut pas qu’à l’origine de l’homoncule se trouve une tabula, un système d’inscriptions et d’enregistrements, précisément comme — je le rappelais plus tôt — rien n’enlève à l’authenticité d’un sentiment le fait qu’il soit exprimé en triple.
Voilà ce que nous apprend ce qui pour moi est plus qu’un exemple. Imaginons un vieux téléphone, à l’époque où les répondeurs et les téléphones portables n’existaient pas encore. Il était fixe, c’est-à-dire pire que paralysé : il était là et ne bougeait pas d’un millimètre. En outre, il était amnésique d’une manière radicale, il ne se rappelait absolument rien. Or ce téléphone était une source de grande liberté, ou tout au moins d’irresponsabilité. Nous sortions de la maison, il sonnait sans doute la minute d’après, mais nous ne pouvions rien entendre, heureux ou malheureux nous faisions ce que nous devions faire. Puis, quelques heures plus tard, nous revenions. Il avait sans doute terminé de sonner une minute plus tôt, juste avant que nous ne rentrions la clé dans la serrure, mais c’était pareil : aucune responsabilité. Aujourd’hui, il n’en est plus ainsi. Chaque « appel manqué » (comme on dit dans le jargon) est enregistré dans le téléphone portable, et cet enregistrement entraîne l’obligation de répondre, fait frémir le fantôme, suscite le spasme de remords qu’est « ce que nous appelons l’âme ».
Morale de la tabula : la fonction technique de l’enregistrement amène la fonction spirituelle de la responsabilité. On a souvent affirmé que la technique déresponsabilise en déléguant à la machine des prérogatives humaines et que, dans ce sens, elle déshumanise. Je ne suis pas convaincu qu’il en soit ainsi, en général (il n’y a rien de moins humain qu’un homme privé de technique, réduit à une brute harcelée par des besoins élémentaires auxquels il ne peut faire face), et en particulier pour les technologies de l’écriture. Rappelons-nous de ce que l’on a dit de l’amnésyne et de la mnémosyne : enregistrer rend responsable, et une promesse faite entre amnésiques ne serait pas une promesse mais de vaines paroles. Or l’iPad, les ordinateurs et les téléphones portables sont un grand renforcement des archives et, de cette façon, ils accroissent énormément la responsabilité, qui est avant tout l’obligation de répondre. On objectera que cette responsabilité semble peu élevée, mais ce n’est pas le cas : elle est celle du Dies iræ : « Liber scriptus proferetur, | in quo totum continetur, | unde mundus judicetur » : « Un livre écrit sera produit, | dans lequel le tout sera contenu, | d’après quoi le monde sera jugé » [réf11]
Voilà pourquoi la tabula peut faire mal et même peut incarner ce mal, en se révélant un spasme de douleur. Ce spasme de douleur tire son origine et sa raison de la possibilité de se souvenir : sans mémoire, il n’y a pas de douleur, pas d’affect, pas de sujet, il n’y a rien, comme le savent si bien ceux qui — comme les âmes moins tempérantes du mythe d’Er [réf12] — « boivent pour oublier » et qui, s’ils pouvaient, prendraient de l’amnésyne. La douleur du souvenir, il est vrai, ne ressemble pas à un mal de tête, mais plutôt à une douleur intercostale : en effet, c’est à cet endroit que l’âme semble faire mal, au point que beaucoup de nos ancêtres, se méprenant, ont pensé que l’âme se trouvait là, et il en est toujours ainsi dans les chansons où « amour » rime avec « cœur » [14]. Mais là aussi, comme par hasard, le siège du cœur, le fond de l’âme [15], est essentiellement identifié à la mémoire, tant il est vrai que, dans beaucoup de langues « bien apprendre » se dit « apprendre par cœur », faire travailler la tabula : to learn by heart en anglais, hafiza a’n zahri kale en arabe. Et en italien aussi, il n’est pas difficile de reconnaître un lien qui de tieni a mente (en français « garde à l’esprit ») mène à prenditi a cuore (« prends à cœur »), avec une référence au cœur qui se trouve aussi dans le recordare latin. Ri-cor-dare (« se souvenir de », « se rappeler ») signifie donc « redonner au cœur », et le cor, le cœur, est au centre de tous les records (« enregistrements » en anglais). Voilà pourquoi nous sommes si habitués de localiser les caractéristiques spirituelles dans des parties du corps, et les sentiments, justement, dans le cœur. Comme l’affirmait Wittgenstein : « “Dans mon cœur je me suis décidé à cela.” Et, ce disant, on est aussi enclin à mettre la main sur le cœur. Cette tournure est à prendre psychologiquement au sérieux. Pourquoi devrait-on la prendre moins au sérieux que l’énoncé selon lequel la foi serait un état d’âme [16] ? »
La responsabilité morale, en son centre, est justement cela : inscription, enregistrement ; et l’omniscience et l’omnipotence divines se matérialisent dans la possession d’un livre dans lequel tout est écrit, rien n’est caché ou oublié. Dans un sens, donc, si la communication déresponsabilise, comme tendaient à l’affirmer les hiérarques nazis à Nüremberg en essayant de tout mettre sur le dos d’Hitler qui avait donné les ordres, l’enregistrement responsabilise, comme le montrent de façon monotone les faits divers d’aujourd’hui. Ainsi, la responsabilité de la réponse (téléphone, courriel, etc.) n’est que la première étape — disons, une de celles dont nous faisons l’expérience au quotidien — de responsabilités bien plus grandes qui ont par contre les mêmes fondements documentaires : de la requête de se présenter pour retirer un colis au bureau de poste à la convocation pour un jugement, jusqu’au message de l’empereur qui est justement la forme choisie par Kafka pour signifier le sens ultime de la responsabilité morale [réf12].
S’il y a quelque chose de vrai dans tout ce que j’ai dit jusqu’ici, il y a place pour une dernière réflexion avant de passer au prochain chapitre. Emmanuel Levinas, grand philosophe français, est mort en 1995. Il avait quatre-vingt-dix ans et n’avait probablement jamais utilisé de téléphone portable. Je me demande si, aujourd’hui, il ne reverrait pas sa théorie basée sur l’idée que la source originelle de la responsabilité morale se trouve dans le fait d’être face au visage d’un autre être humain [réf13]. Et s’il ne penserait pas qu’aujourd’hui le maximum de responsabilité se trouve justement dans l’« appel manqué », dans les courriels non lus, dans les SMS non traités qui stationnent dans notre téléphone portable. Il est certainement vrai, notons-le, que parfois, au moins dans les courriels, l’on reçoit des messages « générés automatiquement » qui précisent ne pas demander de réponse, comme pour nous soulager, avec bienfaisance, du poids de la responsabilité. L’Autre est cette responsabilité et à l’ère d’Internet elle existe bien. Ou, mieux, elle existe bien plus que dans toute autre ère. On dira qu’il s’agit d’un fantôme, justement parce que privé de corps, mais je ne suis pas sûr que ce soit vraiment une amputation radicale de son altérité. Parce que — j’en parle plus longuement dans le sixième chapitre — y a-t-il quelque chose de plus obsédant qu’un spectre ? Et combien de spectres nous tournent autour à chaque instant de notre vie, aujourd’hui ? Certainement beaucoup plus qu’à l’époque de la télévision, qui s’adressait à nous sans nous voir, sans nous demander de réponse. Voilà ce que pourrait aujourd’hui nous dire un Levinas avec un téléphone portable : la responsabilité — le fondement de la morale — appartient aux spectres qui produisent l’obligation de répondre tout comme le remords si nous n’y parvenons pas, bien plus que le visage de celui qui se trouve face à nous. (Étant entendu que l’altérité peut faire irruption de manière inopinée, le choc, la mort, l’absence de réseau, la pile qui se décharge, le disque dur qui se casse...)