Parallèlement aux artistes contemporains qui ont abordé les dispositifs de contrôle sous un angle contestataire et esthétique, certains créateurs ont choisi de le faire sur un ton essentiellement ludique. En créant la surprise, en transformant le théâtre des opérations en terrain de jeu et en désarmant par le rire, ces artistes élaborent des tactiques destinées à déjouer les routines du maintien de l’ordre [2].
A priori, les univers ludique et disciplinaire semblent éloignés l’un de l’autre, mais de nombreuses caractéristiques du jeu, mises au jour par Johan Huizinga, semblent s’accorder à celles de la vidéosurveillance. L’historien néerlandais observe que « tout jeu se déroule dans les contours de son domaine spatial, tracé d’avance, qu’il soit matériel ou imaginaire, fixé par la volonté ou commandé par l’évidence [3]. » À l’instar d’un terrain de football, d’un échiquier ou d’une table de billard, c’est un espace précis que balaie la caméra de surveillance, défini selon les lois de l’optique et en fonction d’un angle de vue déterminé. Plusieurs artistes, dont Manu Luksch et Renaud Auguste-Dormeuil, ont d’ailleurs mis en évidence les contours de ces espaces publics strictement surveillés.
D’un point de vue temporel, le jeu possède son cours, son sens en soi, et il se déroule à l’intérieur de certaines frontières de temps [4]. Les caméras de contrôle sont elles-mêmes assujetties au temps qu’elles enregistrent de façon continue. Si le jeu ne produit ni bien ni œuvre et est essentiellement stérile [5], les images de surveillance, enregistrées en continu, finissent par être effacées au bout d’un certain temps, rappelant leur caractère éphémère associé aux vanités qui ponctuent l’histoire de l’art occidental.
Poursuivant l’analyse d’Huizinga, le sociologue Roger Caillois précise que le jeu est essentiellement une occupation séparée, soigneusement isolée du reste de l’existence, et accomplie en général dans des limites précises de temps et de lieu [6]. Or, dans notre société hypermoderne, la frontière entre jeu et réalité devient poreuse. Le terme de « gamification » est aujourd’hui employé pour désigner la transposition des caractéristiques du jeu dans des domaines de la vie courante tels que la motivation des employés ou le sevrage tabagique. Des jeux vidéo en ligne utilisent également l’intelligence collective pour faire progresser la recherche scientifique [7] : le jeu en ligne canadien Phylo, créé à l’Université McGill, demande notamment à ses participants d’aider des scientifiques à reconnaître des segments de séquences d’ADN ou de protéines [8].
Le jeu induit une hybridité entre l’espace concret et celui de l’illusion. Absorbé mentalement par la partie en cours, le joueur n’en touche pas moins concrètement les pions ou la manette qu’il manipule. Cette hybridation spatiotemporelle se retrouve dans le domaine de la vidéosurveillance : la caméra contrôle en effet l’espace tangible du trottoir sur lequel évolue l’individu tout en captant son image perçue dans ce même espace de réalité augmentée par des informations « numérisées ». Les (ré)créations contrôlées et menées par les artistes contemporains dans le champ des caméras jouent avec les interstitialités de la vidéosurveillance. Elles créent des interactions en détournant ces mêmes dispositifs sécuritaires. Des doubles jeux artistiques orientent ainsi le regard numérique de la vidéosurveillance vers de nouveaux rapports de (dis)simulation et de séduction parfois exercés au cœur même des institutions muséales.