Du représentatif au performatif
Servanne Monjour, « Du représentatif au performatif », Mythologies postphotographiques (édition augmentée), Presses de l’Université de Montréal, Montréal, isbn:978-2-7606-3981-2,
https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/10-mythologies/chapitre5.html.
version 01, 01/08/2018
Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)
Si le concept photographique de révélation est aussi essentiel, y compris à l’ère numérique, c’est qu’il cristallise le paradoxe ontologique propre au fait photographique. Pendant plus d’un siècle, le concept s’est principalement construit en fonction du paradigme représentatif et d’une réflexion ontologique hiérarchisée, où la photo s’est trouvée (ou pas) investie d’un pouvoir de dévoilement du réel. Rapidement annexée à l’imaginaire de la photographie, la révélation s’est peu à peu transformée en fonction de l’image, assez imprécise et modulable, s’ajustant aussi bien à la thèse de l’indicialité que de l’iconicité, sans qu’il soit jamais question de ses virtualités inhérentes. En développant une heuristique de la révélation, les fictions photolittéraires ont d’abord montré le caractère trompeur et réducteur du paradigme représentatif : ce n’était plus tant la « nature » du fait photographique qui posait problème, mais bien notre conception du réel. Aujourd’hui, tandis que les pratiques numériques valorisent à leur tour un paradigme performatif aux dépens de la représentation, ne peut-on pas en profiter pour reconsidérer l’ontologie de la photographie à partir d’une nouvelle définition de la révélation ?
L’heuristique de la révélation pose la problématique ontologique en de nouveaux termes : désormais, il s’agit de reconnaître à toute image – conçue comme une construction, plutôt qu’un enregistrement – son rôle structurant du réel. Dans l’histoire de la photographie, c’est paradoxalement dans les formes documentaires que cet effet structurant est le plus manifeste : il n’y a qu’à constater la façon dont la photographie a pu déterminer le concept d’identité. La photo figurant sur nos papiers fonctionne en effet comme le référent essentiel : on vérifie que vous correspondez bien à l’image figurant sur votre passeport, et non l’inverse… En d’autres termes, l’image est performative, elle conditionne le réel avant même de s’en faire le reflet. Dès lors que l’on reconnaît cette performativité de l’image, la révélation se conçoit comme une production, une transformation de la réalité qu’elle était censée représenter jusqu’à présent. Une fois affranchi d’une pensée ontologique traditionnelle et hiérarchisée, le fait photographique dans son ensemble – argentique et numérique – se libère de cette temporalité linéaire où l’image est écartelée entre un idéal testimonial un peu naïf (qui la considère comme un outil au service d’une [re]constitution du passé) et un soupçon systématique (où elle n’est rien de plus qu’une simple fiction, manipulée et manipulable à volonté).
L’image photographique génère ainsi un profond effet d’indécidabilité et présente une exigence de révélation tout à fait inédite, émancipée d’un cadre de pensée où la réalité empirique sert de référence. La révélation devient synonyme de prévision, de prévisualisation, de projection… Forte d’une profonde signifiance, la photographie ne cesse jamais d’être révélée, elle est une forme plastique et ouverte toujours porteuse de sens. Ce que la révélation inspire, c’est donc une herméneutique dans laquelle le processus interprétatif qu’elle engage implique un ajout de sens. En raison de sa performativité, l’objet photographique n’intervient plus comme un élément donné, accompli et absolu, mais se pose comme supplément de réel. C’est Rosalind Krauss (1990) qui, la première, a proposé l’idée du « supplément » photographique. En sémioticienne convaincue, Krauss a toujours considéré le cliché photographique comme un indice. Pourtant, en introduisant ce concept de supplémentarité, elle a façonné un outil efficace pour rompre avec le principe de contiguïté entre le réel et l’image.
Avec Rosalind Krauss, il est possible de reconnaître le principe de supplémentarité du photographique qui participe pleinement de la performativité de l’image. Ainsi conçu, le fait photographique transfigure le « ça a été » pour se conjuguer à tous les temps et se décliner à tous les modes, touchant à ce qui « pourra être », « pourrait être » ou même « aurait pu être »… Autant de virtualités du fait photographique, où si le présent sert encore de pivot à l’image, il ne l’enferme pas pour autant dans une pensée linéaire. Pour comprendre le concept de « virtualité », amusons-nous à conjuguer le canonique « ça a été » de Roland Barthes, dont on connaît l’influence sur la mythologie photographique. Les virtualités de l’image qui se dessinent alors esquissent de nouvelles fonctions et de nouveaux enjeux de la révélation, tout en excédant largement les nouvelles technologies – c’est pourquoi on se tournera délibérément du côté d’œuvres photographiques canoniques, afin d’en proposer une relecture à la lumière de cette conception performative de la photographie.
Conjuguer le « ça a été » de Barthes, c’est admettre que l’image, longtemps conçue comme un témoignage du passé, peut aussi manipuler le présent et même avoir une fonction prophétique :
Au-delà des métaphores, il reste à nous assurer que la sensibilité contemporaine pousse paradoxalement plus à la prophétie qu’à l’histoire. Nous vivons dans un monde d’images qui devancent la réalité. […] Lors de nos premiers voyages, nous sommes inquiets quand, en découvrant la tour Eiffel, Big Ben ou la statue de la Liberté, nous percevons des différences avec les images que nous nous en étions faîtes par l’intermédiaire de cartes postales ou de films. En réalité, nous ne cherchons pas la vision, mais le déjà-vu. En ce sens, […] nous sommes tous un peu voyants, et la photographie a très largement contribué à cette hégémonie de la voyance (Fontcuberta 2005, 61).
Alors que la photographie parvient à « usurper » la place du réel, l’enjeu consiste à mesurer sa capacité à créer de la réalité plutôt qu’à en traduire un aspect déjà reconnu. La photo renvoie à ce qui « sera » ou ce qui « pourra être », s’attribuant ainsi une performativité où le geste de présentation, de présentification prend le pas sur la fonction de représentation.
Lorsque Harold Edgerton, avec son flash au xénon, a révolutionné la technique stroboscopique pour capter des instants aussi brefs que la chute explosive d’une goutte de lait, on a d’abord souligné les facultés incroyables de l’appareil – machine de vision supplantant le regard humain en révélant l’invisible. La technique d’Edgerton a d’ailleurs fait l’objet d’usages répétés par les scientifiques désireux d’approfondir leurs recherches sur le mouvement (Bryce 2015). Mais avec cette image, Edgerton montre surtout qu’il peut métamorphoser le réel : en effet, l’impact de la goutte de lait est méconnaissable. Le travail du détail, le cadrage serré et les jeux d’ombre et de lumière brouillent les pistes de lecture du cliché, dont le référent se dissout dans une forme énigmatique, qui rappellerait surtout celle d’une couronne. Aussi, il devient de plus en plus capital de s’affranchir du postulat selon lequel le référent adhère, postulat qui conduit à se demander, face à la photographie, « qu’est-ce que cela représente ? » ou même « qu’est-ce que c’est ? » Une telle démarche porte à croire que le réel, naturellement investi d’une forme de beauté, ne fait qu’être capté par la photographie, dont le pouvoir de révélation est alors une faculté de visualisation, l’image convoquant un objet invisible à nos yeux. Or la photographie, ici, ne représente rien : elle transforme, elle métamorphose, elle crée. Elle façonne cette forme évoquant celle d’une couronne, mais qui n’est ni une couronne ni même une goutte de lait : elle est une potentialité du monde qui n’avait guère d’existence avant que la photographie d’Edgerton ne la produise et qui vient maintenant s’additionner au réel.
La photographie peut-elle se substituer à une expérience, à une personne, à une autre
photographie ? La question est loin d’être inédite. De nombreuses démarches artistiques
reposent entièrement sur le processus d’identification entre le sujet de la photographie
et son spectateur ; je regarde l’image d’un autre et je me dis : « Ce pourrait être moi. » Christian Boltanski a souvent eu recours à ce procédé qu’il exploite par exemple dans L’album de la famille D. (1971), reconstitué à partir des clichés d’une même famille dont l’identité n’est jamais
révélée. Cet anonymat importe peu, puisque ce sont nos propres souvenirs de vacances
au bord de la mer et d’interminables repas en famille que rappellent ces clichés de
parfaits inconnus. Suscitant des sentiments de familiarité, comme l’a aussi noté Perec, la photographie est ainsi habitée par une dimension proprement collective surgissant
là où on l’attend le moins. Ce principe d’équivalence entre nos souvenirs, entre nos
vies – selon une démarche tout à fait contraire à celle de Barthes qui ne divulguera jamais la fameuse photo du jardin d’hiverVoir le passage sur Roland Barthes et la photo du jardin d’hiver dans « Généalogie de la révélation ».
– témoigne aussi d’une institutionnalisation du fait photographique comme pratique
sociologique (la photo-souvenir, la photo de famille) en laquelle chacun peut se reconnaître
ou se projeter. Si bien que ces souvenirs sont, comme nos comportements, déterminés photographiquement : le regard photographique tend à structurer le réel.
Faking It - Manipulated Photography Before Photoshop (1min37s)
Crédits : The Antiques and the Arts Weekly
Proposé par auteur le 2020-05-01
La photographie peut-elle montrer ce qui n’a pas été ? La proposition est subversive au regard des conceptions les plus traditionnelles
de la photographie. Cette question rend pourtant compte des phénomènes de « retouche »
ou de « trucage » qui accompagnent depuis toujours les usages de la photographie (le
Metropolitan Museum of Art a d’ailleurs consacré en 2012 une exposition sur le sujet,
Faking It : Manipulated Photography before PhotoshopEn savoir plus sur l’exposition Faking It : Manipulated Photography before Photoshop, MET, 2012-2013.
Voir la bande annonce :
), de la manipulation du négatif jusqu’à l’avènement de logiciels comme Photoshop.
Certes, on pourra répliquer que ces différentes opérations sont plutôt suspectes,
puisqu’elles constituent autant de manipulations ultérieures à l’acte photographique – ce moment où les signaux lumineux sont captés par l’appareil. Mais
ce serait supposer l’existence d’une image pure et idéale, qui n’est qu’un mythe :
toute photographie est une succession de manipulations qui touchent son objet ou son
contexte. La retouche, le montage ou le trucage font intégralement partie du processus
de construction de l’image, si bien que, formellement, la photographie présente toujours
plus ou moins ce qui aurait pu être.
Welcome and Introduction for Truth, Lies, and Photographs : A Symposium (5min05s)
Crédits : The Met
Proposé par auteur le 2020-05-01
En substance, la proposition « ça aurait pu être » donne à penser que « ça n’a pas pu être ». La photographie vient parfois témoigner d’un impossible. Le fameux cas de l’Image fantôme (1981) d’Hervé Guibert, repose sur cette impossibilité. Chez Guibert, ce n’est pas la photographie, mais l’absence de photographie, l’acte (photographique) manqué, qui deviennent le pivot d’une œuvre où se comble un manque, et où l’on tente de penser « ce qu’aurait pu être » la photographie :
Donc ce texte n’aura pas d’illustration, qu’une amorce de pellicule vierge. Et le texte n’aurait pas été si l’image avait été prise. L’image serait là devant moi, probablement encadrée, parfaite et fausse, irréelle, plus encore qu’une photo de jeunesse : la preuve d’une pratique presque diabolique (Guibert 1981).
Le phénomène de présence-absence atteint alors son point critique : imaginée par le photographe et son modèle, la photographie se manifeste dans un récit qui offre au lecteur l’occasion de partager l’idéal d’une même vision, tant et si bien que cette image fantasmée vaut mieux que l’image réelle.
Ce panorama des virtualités du fait photographique n’est à l’évidence nullement exhaustif, et l’on pourrait conjuguer encore à d’autres temps le « ça a été » de Barthes. Il nous permet cependant de montrer la richesse d’une lecture performative de l’image, affranchie d’une certaine conception problématique du réel sans renoncer, loin de là, à tout questionnement ontologique.
Devant les nouvelles réalités du fait photographique, la notion de révélation issue
des premiers âges du média constitue un point névralgique de la transition de l’argentique
au numérique. L’imaginaire de la chambre noire, dont la métaphore de la révélation
constitue le mythe fondateur, a su en effet acquérir son autonomie au point de se
passer des procédures laborantines et d’avoir un rôle à jouer dans la construction
de la photographie numérique, qui demeure – comme l’argentique – une réalité à la
fois technique et discursive. De fait, et contre toute attente, cette menace qui pèse
sur l’argentique a même participé à sa revalorisation. John Cyr, dont le projet consistait à dresser un inventaire des chambres noires avant leur
disparition, en a fait l’expérience dès le début de son projet Developer TraysVoir « L’archéologie de la chambre noire ».
. Après sa rencontre avec Emmet Gowin, qui inaugurera sa collection photographique de bacs de développement, John Cyr confie : « After I mailed him a print of his developer tray, he wrote that upon seeing this image
he was inspired to go back in the darkroom to make some prints, something that he
hadn’t done in years. » (2011). Et en effet, ce regain d’intérêt pour la forme argentique n’a cessé de se confirmer
ces dernières années, au point d’intégrer les logiciels de manipulation de l’image
numérique. Ce recyclage des formes et des objets argentiques, qui relève aussi de
la nouvelle écologie des images, est symptomatique de la remédiation paradoxale du
média photographique à l’ère du numérique.
Contenus additionnels
Harold “Doc” Edgerton : visionary engineer, The Edgerton Digital Collections (EDC) Project
Proposé par auteur le 2020-05-01
Faking It : Manipulated Photography Before Photoshop
Dossier du MET sur l’exposition « Faking It : Manipulated Photography Before Photoshop » (11 octobre 2012-27 janvier 2013).
(FAKING IT, Manipulated Photography Before Photoshop 2012)
Proposé par auteur le 2020-05-01
« Joan Fontcuberta, La photographie à l’ère des météorites » par Alexis Desgagnés
Entretien de l’artiste Joan Fontcuberta par Alexis Desgagnés, historien de l’art, commissaire et artiste, pour le magazine Ciel Variable.
Desgagnés et Fontcuberta (2013)
Proposé par auteur le 2020-05-01
Références
Boltanski, Christian. 1971. « L’Album de photos de la famille D., 1939-1964 ». http://www.lescollectionsdesfrac.fr/rechercher-et-voir-les-oeuvres-des-collections-des-frac#/artwork/460000000000554?layout=grid&page=0&filters=authors:BOLTANSKI+Christian%E2%86%B9BOLTANSKI+Christian.
Bryce, Emma. 2015. « Science Friday Picture of the Week: Milk Drop ». Harold "Doc" Edgerton : visionary engineer. https://edgerton-digital-collections.org/stories/picture-of-the-week.
Cyr, John. 2011. « Interview with John Cyr, Juror’s Pick, 2011 Daylight/CDS Photo Awards Project Prize ». http://www.cdsporch.org/archives/9907.
Desgagnés, Alexis, et Joan Fontcuberta. 2013. « Joan Fontcuberta, La photographie à l’ère des météorites - Alexis Desgagnés ». Magazine Ciel variable. http://cielvariable.ca/numeros/ciel-variable-93-forensique/joan-fontcuberta-la-photographie-ere-des-meteorites-alexis-desgagnes/.
Fontcuberta, Joan. 2005. Le baiser de Judas : photographie et vérité. Arles: Actes Sud. http://www.actes-sud.fr/catalogue/actes-sud-beaux-arts/le-baiser-de-judas.
Guibert, Hervé. 1981. L’Image fantôme. Paris: Éditions de Minuit. http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-L%E2%80%99Image_fant%C3%B4me-1665-1-1-0-1.html.
Krauss, Rosalind E. 1990. Le photographique: pour une théorie des écarts. Première édition. Histoire et théorie de la photographie. Paris: Macula. http://www.editionsmacula.com/livre/45.html.