Mythologies postphotographiques

Conclusion. Pour une économie des images

Conclusion. Pour une économie des images

Servanne Monjour, « Conclusion. Pour une économie des images », Mythologies postphotographiques (édition augmentée), Presses de l’Université de Montréal, Montréal, isbn:978-2-7606-3981-2, https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/10-mythologies/conclusion.html.
version 01, 01/08/2018
Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)

« La vie est belle », Excédents, Éric Rondepierre, tirage argentique sur aluminium (65 x 86 cm), 1993

À l’heure où l’électronique a pris le pas sur la chimie, où les capteurs se sont substitués au film et les pixels au grain d’argent, sommes-nous enfin entrés dans une ère post-photographique ? Tout dépend bien sûr du sens que l’on accorde à l’expression qui, dans un contexte de transition technologique et culturelle majeure, a servi des discours théoriques et critiques très distincts, pour ne pas dire contradictoires. Sans nous soumettre à l’obsession de l’apocalypse ni pour autant céder à la tentation téléologique, nous avons tout à gagner à faire de l’idée même de postphotographie le terreau d’une nouvelle écologie des images. Dictée par les pratiques artistiques de recyclage, de pastiche et de réappropriation propres à la culture numérique (cette « culture du plagiat » revendiquée par Kenneth Goldsmith et pensée, dans le champ de la photographie, par des théoriciens tels que Clément Chéroux ou Joan Fontcuberta), cette écologie procède aussi d’une réévaluation du média désormais conçu comme une réalité à la fois technique et discursive. Or dans un contexte de transition de l’analogique vers le numérique, la tension entre ces deux aspects est plus forte que jamais. C’est pourquoi il est urgent, pour comprendre les enjeux du fait photographique contemporain, de déconstruire et d’analyser les mythes associés à l’image argentique comme à l’image numérique.

Révélations

Linda Connor’s Developer Tray, 2011 © John Cyr. Voir l’ensemble du projet Developer Trays sur le site de John Cyr

Notre enquête s’est ouverte sur le récit d’une disparition : celle des chambres noires qui, aux yeux de certains, sonnerait aussi le glas de la photographie dans sa forme la plus authentique. Or ce que nous montre le travail d’inventaire méthodiquement mené par des artistes, des historiens ou encore des critiques de la photographie, c’est que cette disparition (et à plus forte raison son récit) n’a fait que galvaniser l’imaginaire de la chambre noire et son mythe fondateur de la révélation. Parce qu’il occupe une place stratégique dans les discussions sur la valeur ontologique de l’image, ce mythe de la révélation illustre parfaitement l’effet de stigmergie entre discours et technique qui concourt à la construction des médias. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce mythe n’est ni homogène ni consensuel : de nombreux récits littéraires ont en effet façonné, transformé et transmis cet imaginaire de la révélation, discutant chaque fois des pouvoirs effectifs de l’image. Les grands récits de la révélation se démarquent ainsi par la réflexion ontologique qu’ils engagent, contestant certes le statut de l’image, mais plus certainement encore la réalité (ou l’irréalité) du réel. À partir de la photographie, la littérature aura donc construit une heuristique de la révélation absolument essentielle.

Or, en cette période postphotographique caractérisée par la marginalisation évidente des technologies argentiques, cette heuristique de la révélation n’est-elle pas menacée ? C’est ce que supposent les premières théories de la transition numérique formulées par Mitchell, Barboza, Rouillé et plus récemment RitchinVoir le chapitre 4 «Vers une postphotographie ?» (Partie I. L’imaginaire de la révélation photographique).

. Probablement influencés par le contexte théorique des années 1990, ceux-ci ont eu tendance à installer le concept de postphotographie dans un paradigme de la fin ou de la perte. Maintenant que la culture numérique est bien installée, force est de constater que la photographie y a trouvé sa place, et non la moindre : bien loin de cette « image virtuelle » prophétisée par certains, nous avons plutôt vu proliférer une image ludique, conversationnelle, sociale… À vrai dire, ce n’est nullement la « Photographie » qui a disparu, mais bien son paradigme indiciel, qui avait joué, dans les années 1970 et 1980, un rôle essentiel dans la reconnaissance et la légitimation du média. Aussi, notre période contemporaine est d’abord postindicielle avant d’être postphotographique, le paradigme représentatif ayant cédé la place à un paradigme performatif. L’imaginaire de la chambre noire n’a fait quant à lui qu’affirmer son autonomie au point de se passer des procédures laborantines pour jouer un rôle de premier plan dans la construction de la mythologie photonumérique, entraînant au passage un processus de remédiation particulièrement problématique.

Remédiation et rétromédiation

Tour Eiffel de Julie Anne Workman, photo transformée avec l’application Pixlr-o-matic

Le succès indéniable des appareils numériques s’est paradoxalement traduit par la redécouverte et par des usages renouvelés des procédés de développement. Entre l’engouement pour les techniques lo-fi, les photos vintage ou les logiciels de manipulation, les dispositifs numériques n’ont de cesse d’emprunter les formes, les images, les termes et même les sons de l’argentique. À première vue, la multiplication de ces effets argentiques semble répondre du phénomène de remédiation défini par Bolter et Grusin (2000) dans leur ouvrage du même nom : il est en effet évident qu’une stratégie d’intégration du nouveau média est ici à l’œuvre. Par ailleurs, certains irréductibles de l’argentique revendiquent une posture « résistante » qui laisse penser que nous assistons aux soubresauts d’un média livrant sa dernière bataille. Simple processus de remédiation, donc ? Pas si simple. Car au cours de cette remédiation paradoxale qui, loin d’entériner sa disparition, le ravive comme jamais, l’argentique est en fait en train de se réinventer. La remédiation, comme on l’a dit, se fait synonyme de pastiche : il ne s’agit plus d’une imitation ornementale, mais d’une véritable négociation qui s’opère entre les médias (et, à cet égard, pas seulement entre photographie argentique et numérique, puisque la peinture, le dessin et la vidéo sont aussi de la partie).

La photographie argentique ne fait pas que transmettre au numérique certaines de ses singularités : elle se révèle au contact d’une nouvelle culture qui lui apporte un supplément de sens. Pour penser cette relation anachronique entre les médias, cette forme de remédiation « à rebours » qui prend en compte leur dimension discursive et plus seulement formelle, nous avons proposé le concept de rétro-médiation. Tandis que la remédiation vient souligner la présence d’un vieux média dans un nouveau, la rétro-médiation désigne le transfert qui s’établit dans l’autre sens, du nouveau média vers l’ancien, du numérique vers l’argentique. Ainsi, le numérique aura aussi engendré en partie, et rétroactivement, la photographie argentique. On a constaté ainsi combien l’usage même de certaines technologies argentiques fortement marquées par un contexte sociohistorique pouvait livrer un message plus fort que les images elles-mêmes. Cette dimension métaphotographique se traduit de fait par un déplacement de l’autorité de la photographie, dont on a montré qu’elle puisait d’abord dans la mythologie de l’image, qui a longtemps prôné une « autorité naturelle » de la photographie fondée sur sa nature indicielle. Ce jeu avec les métarécits de la photographie aboutit à des pratiques résolument ludiques, qui peuvent donner du grain à moudre à la réflexion sur la crise de l’autorité propre à notre époque (laquelle aura donné lieu récemment au néologisme « postvérité »), mais surtout nous aider à penser les conditions d’une nouvelle ontologie de l’image.

Anamorphose

« Origin of Species (Darwin) », Sémiopolis, Joan Fontcuberta, 1999

S’il est vrai qu’il existe un rapport analogique historique entre voir et savoir, il faut aussi souligner combien l’idée du voir est elle-même le résultat d’une construction médiatique : les différents médias n’ont en effet cessé d’exercer et de révéler nos sens. Or que voit-on désormais derrière l’image photographique ? L’examen des différents dispositifs de vision numérique (Google Earth, Street View, le pixel, les formats de l’image et leur encodage) révèle d’abord un effet de continuité avec les formes esthétiques et conceptuelles du passé. L’histoire de la photographie se réécrit, en quelque sorte, venant ainsi confirmer le principe de remédiation et son corollaire, la rétromédiation. Panoptisme, supravision, manipulation du réel… les fantasmes de l’argentique – et avant cela, ceux de la peinture – se réincarnent dans les technologies les plus récentes. Un même fond mythologique se transmet au fil des siècles, passant d’un média à l’autre. Cette continuité, finalement, est aussi celle d’un questionnement ontologique qui a traversé les âges, expliquant en partie notre besoin de bâtir ces mythes : où placer la frontière entre le réel et l’imaginaire ?

Notre proposition consiste à penser la question ontologique à travers le prisme de l’anamorphose. Plus qu’une illusion d’optique ou qu’un tour de passe-passe visuel, l’anamorphose s’est imposée depuis bien longtemps comme un modèle conceptuel essentiel à la critique du paradigme représentatif. Figure de déconstruction par excellence, elle permet de nommer ce chevauchement entre les catégories du réel et de l’imaginaire qui, à l’ère numérique, sont devenues floues, poreuses, labiles. Créatrice de paradoxes, l’anamorphose se livre à la démonstration d’une dimension multiple, hétérogène et donc parfois conflictuelle du réel. À cet égard, ce qui « révolutionne » vraiment la photographie aujourd’hui n’est pas tant l’ensemble de ces dispositifs de vision numérique, aussi spectaculaires soient-ils, mais bien l’avènement de nouvelles conditions épistémologiques pour penser l’ontologie de l’image. Les travaux récents autour du concept d’éditorialisation en offrent un exemple des plus prometteurs (Vitali-Rosati 2018 ; Agostini Marchese 2017).

Cette proposition, bien sûr, ouvre la porte à bien d’autres questions : comment envisager, notamment, cette multiplicité du réel que suppose la structure anamorphique telle que nous la concevons ? Comment s’approprier et maîtriser le nouvel espace qu’elle suppose ? Quel rôle les outils d’aujourd’hui et de demain (on pensera, ici, aux expériences menées dans le domaine des médias tangibles) seront-ils amenés à jouer dans la construction de cet espace ? Et enfin, puisque l’on vient de mentionner l’émergence de nouvelles conditions épistémologiques : où et comment mener de tels travaux – et à plus forte raison, où et comment les enseigner ? C’est finalement cette question institutionnelle qui pourrait s’avérer la plus épineuse dans l’immédiat. La réflexion qui s’achève ici ne saurait relever en effet d’une discipline précise et s’inscrit au croisement de plusieurs champs de recherche : photolittérature, intermédialité, archéologie des médias et humanités numériques. Défendre une telle approche tient parfois de l’exercice d’équilibriste… Or il apparaît plus que jamais essentiel de créer des espaces de dialogue et d’échange interdisciplinaire afin de garantir la construction et la maîtrise de notre culture numérique par le plus grand nombre. Quoi de mieux en effet, pour lutter contre les prophéties dystopiques, que de créer ensemble nos propres utopies ?

Contenus additionnels

La photographie est une « machine à fictions ». Atelier d’écriture en ligne : écriture et photographie #6

Atelier d’écriture sur la photographie comme «machine à fictions» proposé en ligne par l’écrivain Pierre Ménard sur son site Liminaire.fr.

Crédits : Pierre Ménard pour Liminaire.fr Ménard (2018)

Source (archive)

Proposé par editeur le 2020

KENNETH GOLDSMITH | THÉORIE (3min37s)

L’auteur François Bon lit un extrait de Théorie de Kenneth Goldsmith, traduit en français par Léa Faust et édité sous forme de ramette de 500 pages de papier par l’éditeur Jean Boîte.

Crédits : François Bon

Source

Proposé par auteur le 2020

Références

Agostini Marchese, Enrico. 2017. « Les structures spatiales de l’éditorialisation ». Sens Public, mars. http://www.sens-public.org/article1238.html.

Bolter, Jay David, et Richard A. Grusin. 2000. Remediation : understanding new media. Cambridge (Mass.), Etats-Unis: MIT Press. https://mitpress.mit.edu/books/remediation.

Ménard, Pierre. 2018. « La photographie est une « machine à fictions ». Atelier d’écriture en ligne : écriture et photographie #6 ». Liminaire. https://www.liminaire.fr/entre-les-lignes/article/la-photographie-est-une-machine-a-fictions.

Vitali-Rosati, Marcello. 2018. On Editorialization: Structuring Space and Authority in the Digital Age. Theory on demand 26. Amsterdam: Institute of Network Cultures. http://networkcultures.org/blog/publication/tod-26-on-editorialization-structuring-space-and-authority-in-the-digital-age/.