Mythologies postphotographiques

De la remédiation à la rétromédiation

De la remédiation à la rétromédiation

Servanne Monjour, « De la remédiation à la rétromédiation », Mythologies postphotographiques (édition augmentée), Presses de l’Université de Montréal, Montréal, isbn:978-2-7606-3981-2, https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/10-mythologies/chapitre7.html.
version 01, 01/08/2018
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En cette période de transition technologique majeure, tout laisserait donc penser que nous sommes idéalement placés pour observer la remédiation – ce processus par lequel les nouveaux médias se déploient en imitant les formes de ceux auxquels ils succèdent, afin de mieux négocier leur intégration (Bolter et Grusin 2000) – du fait photographique. Mais à la suite de notre petite expérience en chambre noire numérique, nous pouvons surtout nous demander qui, de l’argentique ou du numérique, est en train de vampiriser l’autre. Après avoir traversé une crise sans précédent, les procédés chimiques reviennent en effet sur le devant de la scène, aussi bien sur le plan formel (de nombreux logiciels de postproduction photographique comme Pixlr-o-maticEn savoir plus sur l’application Pixlr-o-matic.

imitent l’argentique) que technique (avec la recommercialisation d’appareils photo à pellicule). L’expérience menée sur Pixlr-o-maticVoir le chapitre 6 « Dans la chambre noire du numérique » (Partie II. La photographie à l’ère du numérique).

montre qu’un dialogue constant a lieu entre ces deux technologies que l’on voudrait pourtant opposer – selon cette conception téléologique qui anime encore bien souvent l’histoire des médias. Comment pouvons-nous, de fait, envisager le phénomène de remédiation qui relie les procédures laborantines aux procédures informatiques et qui se décline davantage sur le mode de l’intercontamination que du legs d’un média vers un autre ?

C’est en effet presque une remédiation à rebours qui semble se jouer lorsque le numérique en revient délibérément, et après coup (en « postproduction »), à des effets argentiques. La remédiation, ainsi, se fait synonyme de pastiche : il ne s’agit plus d’une imitation ornementale, mais d’une véritable négociation entre les médias. Remédiation rime désormais avec appropriation – non seulement des formes, mais aussi des objets photographiques anciens ou obsolètes, devenus pièces de collection. Cette logique ludique de la remédiation est problématique. Considérons en effet à nouveau notre image de la tour Eiffel retouchée : qui en est l’auteur ? Est-ce encore Julie Anne Workman ? Cette simple manipulation, qui ne requiert aucune compétence technique – pas même informatique – fait-elle de nous des photographes ? Il s’agit là d’un enjeu majeur de la seconde « révolution » numérique, que l’exposition From Here On présentée aux Rencontres d’Arles en 2011 illustrait déjàVoir le chapitre 4 « Vers une postphotographie ? » (Partie I. L’imaginaire de la révélation photographique).

. L’époque photonumérique dans laquelle nous sommes entrés avec l’avènement du web 2.0, soit du web participatif, tire moins son originalité d’une éventuelle maîtrise de l’appareil numérique qu’elle ne s’occupe des prolongements du fait photographique sur internet, espace infini d’échange, de stockage et de manipulation. Ce recyclage nous encourage à nous interroger sur ce que signifie « photographier » ou « faire de la photographie », alors que nous n’avons plus besoin de l’appareil pour façonner des images, désormais travaillées directement sur l’ordinateur. Le principe même de création photographique est ici en question.

Dans leurs travaux sur le concept de remédiation, Bolter et Grusin distinguent deux principales « stratégies » évolutives des médias, qui fonctionnent d’ailleurs généralement de concert. D’une part, l’« immédiateté » (immediacy), qui favorise un processus d’effacement du medium, lequel se fait transparent pour donner au spectateur l’illusion d’un accès direct au réel ; de l’autre, le principe d’« hypermédiateté » (hypermediacy), qui s’attache à opacifier le médium, à en souligner les marques formelles, le bruit. Ce conflit naturel entre immédiateté et hypermédiateté est exacerbé dans le cas du média photographique, tiraillé entre des injonctions qualitatives de haute définition ou de haute résolution, et des traces absolument « inutiles » de l’argentique (comme le bruit du déclencheur, présent jusque sur nos téléphones portables). Or si la remédiation vient souligner cette présence d’un vieux média dans un nouveau, le concept n’explique pas le transfert qui s’établit dans l’autre sens, du nouveau média vers l’ancien, en l’occurrence du numérique vers l’argentique. Force est de constater pourtant que la photographie argentique ne fait pas que transmettre au numérique certaines de ses singularités : elle se réinvente au contact d’une nouvelle culture qui la somme de se ressaisir à nouveaux frais. En d’autres termes, le numérique aura aussi engendré en partie, et rétroactivement, la photographie argentique. Pour penser ce phénomène complexe et anachronique de remédiation « à rebours », nous proposerons le concept de rétromédiation. De la remédiation à la rétromédiation, il s’agit de souligner la persistance de l’argentique, tout en opérant sa réévaluation dans (et par) notre nouvel environnement numérique. Aussi, les concepts de remédiation et de rétromédiation, tels que nous les entendons ici, s’intéressent au média considéré comme une construction technique autant que discursive – mais aussi institutionnelle, esthétique, etc.

Loin d’être un effet de mode ou un phénomène de résistance, l’engouement pour la photo « rétro » ou vintage reconnaît l’influence croissante des formes du passé dans la constitution de celles du présent. Il indique aussi une redétermination de la mythologie photographique forgée par l’argentique, sous l’action du fait numérique. Par-delà leur rivalité technologique supposée, les deux médias tissent un dialogue complexe, qui n’est pas si loin du principe de rémanence au sens où l’entend Foucault lorsqu’il définit l’énoncé :

[…] les énoncés ne [sont] pas, comme l’air qu’on respire, d’une transparence infinie ; mais des choses qui se transmettent et se conservent, qui ont une valeur, et qu’on cherche à s’approprier ; qu’on répète, qu’on reproduit, et qu’on transforme ; auxquelles on ménage des circuits préétablis et auxquelles on donne statut dans l’institution ; des choses qu’on dédouble non seulement par la copie ou traduction, mais par l’exégèse, le commentaire et la prolifération interne du sens (1969, 165).

[L’analyse énonciative] suppose que les énoncés soient considérés dans la rémanence qui leur est propre et qui n’est pas celle du renvoi toujours actualisable à l’événement passé de la formulation. Dire que les énoncés sont rémanents, ce n’est pas dire qu’ils restent dans le champ de la mémoire ou qu’on peut retrouver ce qu’ils voulaient dire; mais cela veut dire qu’ils sont conservés grâce à un certain nombre de supports et de techniques matériels (dont le livre n’est, bien entendu, qu’un exemple), selon certains types d’institutions (par bien d’autres, la bibliothèque), et avec certaines modalités statutaires […] Cela veut dire enfin que les choses n’ont plus tout à fait le même mode d’existence, le même système de relations avec ce qui les entoure, les mêmes schèmes d’usage, les mêmes possibilités de transformation après qu’elles ont été dites (1969, 165, je souligne).

Comme la rémanence de Foucault, le concept de remédiation s’intéresse donc au média en tant qu’il constitue une construction discursive. En d’autres termes, il s’intéresse d’abord à l’idée de photographie, considérant que le processus de construction d’une idée est indissociable des conditions institutionnelles, matérielles ou encore techniques de sa création et de sa transmission. Ainsi, les conditions de transmission d’une idée participent pleinement à son invention, quitte à l’intégrer à rebours dans une tradition, à lui injecter rétroactivement une signification qu’elle n’avait peut-être pas (encore) tout à fait – ou, dans certains cas, qu’elle n’avait aucunement. C’est, entre autres, ce qui se produit aujourd’hui avec l’invention de Niepce et Daguerre.

En un sens, remédiation et rétromédiation opèrent selon la logique de la révélation photochimique qui, justement, implique que l’idée de photographie n’a jamais cessé de se construire et que le média lui-même ne saurait jamais être définitivement révélé. À la lumière de ces deux concepts, l’argentique n’est déjà plus tout à fait ce charmant ancêtre obsolète de la photo numérique qui, en effet, participe à sa transmission, et plus encore à sa réinvention, en lui injectant a posteriori de nouvelles fonctions. C’est ainsi que certains défauts techniques, que les ingénieurs se sont efforcés de gommer pendant des années, se métamorphosent en propriétés plastiques signifiantes, applaudies par les partisans d’une pratique lo-fi (dont il sera question dans les prochaines pages). La construction des effets argentiques témoigne donc d’une remédiation et d’une rétromédiation de la chambre noire alors même que les procédures laborantines ne cessent de se raréfier, posant la question de ce qu’il nous reste aujourd’hui d’un fait photographique bel et bien révolu – mais dont la mythologie et les récits (en particulier de révélation) sont plus que jamais actifs dans notre imaginaire collectif. Car les logiciels de manipulation de l’image auront beau nous offrir leur version informatisée de la chambre noire (comme dans la scénographie de Pixlr-o-matic), le temps de la photographie argentique telle qu’on pouvait la pratiquer et la concevoir avant l’apparition du numérique est bel et bien terminé. Toute image, même une image du passé, se heurte désormais au regard et aux pratiques photographiques d’aujourd’hui, qui sont eux-mêmes fortement déterminés par une mythologie de l’image et de l’appareil.

Voilà pourquoi la rétromédiation n’est pas conçue pour penser la « survivance » d’un média devenu techniquement obsolète, mais un phénomène bien plus complexe qui nous amène à repenser la temporalité d’un média, quitte à intégrer celle-ci dans une logique de l’anachronisme. Considé-rons ainsi un exemple qui nous éloigne temporairement de la photographie : l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert (1751). On sait que personne ou presque n’a pu lire en totalité l’Encyclopédie à l’époque de sa publication (Stewart 2002). En particulier, le lecteur ne pouvait pas, ou bien très peu, profiter du système de renvois sophistiqué mis en place par les éditeurs (particulièrement des renvois dits « subversifs », censés défier l’ordre établi). En cause particulièrement : la faible maniabilité des volumes (de grands et lourds in-folio), mais aussi, tout simplement, le fait que certains liens pointaient directement vers des textes non encore publiés. Or voici que l’arrivée des technologies numériques, et bientôt des premières versions électroniques de l’Encyclopédie, a rendu possible sa lecture hypertextuelle qui, certes, l’était déjà dans la version imprimée, mais à un état encore embryonnaireVoir par exemple l’entrée «CORDELIERS» de l’Encyclopédie. Au premier abord, la définition est assez neutre – désigne un membre de l’ordre religieux de Saint François d’Assise – sauf qu’elle se termine par un renvoi ironique, *Voyez CAPUCHON*. On voit ainsi très bien le type de lecture qui peut être faite de la version imprimée puis numérique.

. C’est pourquoi, depuis plusieurs années maintenant, une question agite le cercle des spécialistes de l’œuvre de Diderot et D’Alembert : ne serions-nous pas les premiers véritables lecteurs de l’Encyclopédie ?

Dans un article publié en 2004 (et qui propose un bon état de la question, notamment concernant le système de renvois), Benoît Melançon reconnaît le potentiel de l’outil numérique pour découvrir des aspects inédits de l’œuvre, mais s’empresse de conclure : « l’Encyclopédie numérique n’est-elle pas un nouvel objet textuel, absolument différent de l’Encyclopédie papier ? […] Avec le numérique, nous ne sommes pas les premiers lecteurs de l’Encyclopédie, car nous ne lisons pas l’Encyclopédie ; nous lisons autre chose : les mots de l’Encyclopédie, pas la collection de livres qui porte ce titre (2004). Nous pouvons en partie tomber d’accord avec cette conclusion : transposée numériquement, l’Encyclopédie connaît évidemment un certain nombre de mutations. Mais devient-elle vraiment autre chose ? On dira plutôt qu’en « remédiant » sa forme, c’est l’Encyclopédie elle-même que nous remédions, pour en révéler certaines intentions implicites. Mais l’Encyclopédie ne disparaît pas pour autant : la forme numérique permet l’actualisation des principes hypertextuels que l’imprimé n’avait pas le moyen de réaliser pleinement. Dans ce contexte, la rétromédiation vient traduire ce nouvel état, mais aussi cette nouvelle compréhension possible de l’œuvre. Cette actualisation fait donc intégralement partie de l’Encyclopédie, en même temps qu’il est désormais impensable de la concevoir sans notre connaissance théorique et pratique de l’hypertexte numérique – qui a, lui aussi, acquis ses propres connotations, en matière notamment d’architecture de la connaissanceVoir Vitali-Rosati (2018).

. Aussi, si nous ne sommes peut-être pas en effet les premiers lecteurs de l’Encyclopédie (proposition probablement trop présomptueuse, qui laisse entendre que le « véritable » sens de ce texte échappait aux lecteurs du passé), nous pouvons tout autant remettre en cause le principe d’une Encyclopédie « première » (attachée à une forme, à un support) dont le sens caché, latent, aurait enfin été révélé.

La rétromédiation, de ce point de vue, rejette toute conception essentialiste d’un média, à la fois parce qu’elle considère que celui-ci est davantage qu’une réalité matérielle, et parce qu’elle s’inscrit dans un paradigme performatif. Il en va de même avec la photographie qui, malgré son état transitoire, de l’argentique au numérique, ne se conçoit plus de façon linéaire : les pratiques lo-fi et le faux-vintage des logiciels numériques en sont la preuve. Et si l’on pouvait déjà dire, avec Jenkins (2008) notamment, qu’un média ne meurt jamais vraiment, on sera tenté d’ajouter que, là où certains voient la fin d’un média, on en est peut-être seulement au début. La photographie est morte, vive la photographie !

Contenus additionnels

« Remediation », Media theory explained par Caitlin Elizabeth Mullen

Article de blog de Caitlin Elizabeth Mullen expliquant le concept de remédiation.

Crédits : Caitlin Elizabeth Mullen Mullen (2012)

Source (archive)

Proposé par auteur le 2020-05-01

Henry Jenkins sur le paysage des nouveaux médias (5min58s)

Henry Jenkins, professeur au MIT et auteur de « Convergence Culture », parle du paysage des nouveaux médias.

Crédits : HCDMediaGroup

Source

Proposé par auteur le 2020-05-01

Kittler MàJ. par Emmanuel Guez

Site illustrant l’ouvrage Gramophone, Film, Typewriter du théoricien des média Friedrich Kittler, réalisé par Emmanuel Guez.

Crédits : Emmanuel Guez

Source (archive)

Proposé par auteur le 2020-05-01

Références

Bolter, Jay David, et Richard A. Grusin. 2000. Remediation : understanding new media. Cambridge (Mass.), Etats-Unis: MIT Press. https://mitpress.mit.edu/books/remediation.

Diderot, Denis, et Jean le Rond D’Alembert. 1751. Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Paris: Le Breton, Durand, Briasson, Michel-Antoine David. http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/.

Foucault, Michel. 1969. L’archéologie du savoir. Première édition. Bibliothèque des sciences humaines. Paris: Gallimard. http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Bibliotheque-des-Sciences-humaines/L-archeologie-du-savoir.

Jenkins, Henry. 2008. Convergence Culture. When Old and New Media Collide. New York: New York University Press. https://nyupress.org/books/9780814742952/.

Melançon, Benoît. 2004. « Sommes-nous les premiers lecteurs de l’Encyclopédie ? » In Les défis de la publication sur le Web : hyperlectures, cybertextes et méta-éditions, édité par Jean-Michel Salaün et Christian Vandendorpe, 145‑65. Référence. Lyon: Presses de l’ENSSIB (École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques). https://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00000269/document.

Mullen, Caitlin Elizabeth. 2012. « Remediation ». Media Theory for the average penguin. https://theaveragepenguin.wordpress.com/2012/10/30/remediation/.

Stewart, Philip. 2002. « L’Encyclopédie éclatée ». Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, nᵒˢ 31-32 (avril): 190‑97. https://doi.org/10.4000/rde.3133.

Vitali-Rosati, Marcello. 2018. « Le rêve du savoir total ». BlogPost. Culture numérique. http://blog.sens-public.org/marcellovitalirosati/le-reve-du-savoir-total/.