Les éditions critiques numériques

Une pensée dispositive

Une pensée dispositive

Marcello Vitali-Rosati

Marcello Vitali-Rosati, « Une pensée dispositive », dans Robert Alessi, Marcello Vitali-Rosati (dir.), Les éditions critiques numériques : entre tradition et changement de paradigme (édition augmentée), Les Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2023, isbn : 978-2-7606-4857-9, https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/12-editionscritiques/chapitre1.html.
version 0, 27/03/2023
Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)

Avant d’entrer dans les questions spécifiquement liées à l’édition critique numérique, il est nécessaire de réfléchir à l’ensemble des enjeux et des défis que ce domaine soulève. Ces enjeux devront rester ensuite au centre des préoccupations les plus techniques et orienter les choix pratiques des éditeurs et des éditrices. On pourrait penser que le passage des textes imprimés aux textes numériques n’a que des implications techniques : il s’agirait simplement de changer le support du texte, de le transférer d’un média vers un autre en laissant le contenu inaltéré. Ce premier chapitre propose une réflexion à la fois théorique et historique pour montrer que telle idée est loin d’être vraie. Non seulement le passage au numérique détermine une reconfiguration du sens même du texte, mais, ce qui est encore plus important, le changement de paradigme textuel a des répercussions très profondes sur l’ensemble de notre culture, de notre façon de penser et, plus encore, sur notre conception même de ce qu’est un être humain.

Hac humanitate vestra

En 1333, Francesco Pétrarque découvre à Liège le manuscrit du discours de Cicéron Pro Archia (Reeve 1996) Lire le Pro archia de Cicéron sur la plateforme Perseus de la Tufts University.↩︎. Plusieurs chercheurs (Reeve 1996 ; Arbea 2002 ; Keyser 2013) soulignent que cet évènement, ainsi que la transcription et l’annotation par Pétrarque de ce manuscrit, peut être considéré comme un déclencheur de ce que sera ensuite l’humanisme. Le discours est une défense du poète Archias, un grec qui a été le maître de Cicéron et qui se voit nier la citoyenneté romaine. Cicéron appuie sa défense sur l’importance publique et civique des lettres : il faut accorder la citoyenneté à Archias parce que les poètes ont un rôle civique incontournable. Pour soutenir son argument, Cicéron, dès le début du discours dans sa captatio benevolentiae, semble donner un sens particulier au mot humanitas.

Voici un passage de cet incipit cicéronien :

quaeso a vobis ut in hac causa mihi detis hanc veniam accommodatam huic reo, vobis, quem ad modum spero, non molestam, ut me pro summo poeta atque eruditissimo homine dicentem hoc concursu hominum litteratissimorum, hac vestra humanitate, hoc denique praetore exercente iudicium, patiamini de studiis humanitatis ac litterarum paulo loqui liberius, et in eius modi persona quae propter otium ac studium minime in iudiciis periculisque tractata est uti prope novo quodam et inusitato genere dicendi.

On peut traduire ce passage comme suit :

je vous prie de m’accorder, dans cette cause, une grâce que vous ne pouvez refuser à la qualité de l’accusé, une grâce qui, je l’espère, n’a rien de pénible pour vous ; c’est que, parlant pour un grand poète, pour un homme d’une vaste instruction, dans cette assemblée où siègent tant de savants, étant donné votre humanitas, devant un préteur et des juges si éclairés, parlant, dis-je, pour un homme qu’une vie tranquille et studieuse a toujours tenu loin de nos périlleux débats, je puisse m’exprimer dans un langage presque nouveau et inusité dans cette enceinte.

La stratégie de Cicéron est une sorte de mise en abyme : puisque je parle d’un poète, laissez-moi donner un goût littéraire à mon discours. En faisant ce choix, Cicéron défend en même temps Archias et l’importance de son propre rôle d’homme de lettres dans la société romaine – comme l’a remarqué, entre autres Arbea (2002). Mais ce qui est important dans cette citation, c’est l’interprétation que nous pouvons donner du mot humanitas. Cicéron fait appel à l’humanitas du jury. Cela pourrait être interprété comme une demande de bienveillance : « étant donné que vous êtes bienveillants ». L’« humanité », dans ce sens, renverrait à une sorte de sympathie pour ses semblables : vous êtes des êtres humains et vous devez donc sympathiser pour un être humain comme vous. Mais le contexte permet une interprétation différente. Car une ligne plus bas le mot est utilisé à nouveau au génitif : de studiis humanitatis. Et ici sa signification est claire pour le lecteur moderne : il s’agit de l’étude des humanae litterae – dont d’ailleurs le discours parle ensuite de façon étendue. Si les deux sens d’humanité sont liés, comme le contexte le suggère, l’humanitas dont parle Cicéron est le fait d’avoir un goût pour les lettres. Il faut donc traduire le texte avec « étant donné votre goût pour les lettres ». L’argument de Cicéron consiste à dire : vous qui aimez les lettres, vous devez sympathiser avec un poète et pour mon discours littéraire, avec lequel je vais le défendre.

Ce passage a été souligné par Pétrarque (Reeve 1996, 22), et son exemplaire du discours a ensuite circulé dans le monde érudit florentin : on peut imaginer qu’il a eu une certaine importance dans la naissance des studia humanitatis, qui fleurissent à partir de cette époque, et de la particulière conception d’humanité qui y est associée. Cette conception se définit en rupture par rapport à l’idée médiévale – et plus précisément scolastique – de l’homme créé à l’image et selon la ressemblance de Dieu issue de la tradition bibliqueGen. 1.26 : « Puis Dieu dit : Faisons les hommes de sorte qu’ils soient notre image, qu’ils nous ressemblent. »↩︎.

Sur le manuscrit de Pếtrarque

Le manuscrit trouvé et annoté par Pétrarque a été perdu mais ses annotations ont été recopiées dans d’autres manuscrits. Voir, par exemple, le Plut 23 sin 3 de la Biblioteca Medicea Laurenziana.

Pour plus d’informations, lire The descendants of Petrarch’s Pro Archia de Jeroen De Keyser (Cambridge University Press, 2013).

L’homme de l’humanisme

L’humanité n’est pas le fait de ressembler à Dieu – et d’être donc par cette relation au centre de l’Univers – mais consiste à s’intéresser aux choses produites par les êtres humains. Or les textes sont une des productions plus typiquement humaines. Des textes humains deviennent donc le centre de l’intérêt : les humanae litterae prennent une place prépondérante par rapport aux divinae litterae. Ce changement de perspective implique une série de changements dans la pensée que l’on peut résumer comme suit :

  1. Apparaît d’abord un nouvel intérêt pour l’histoire. Non pas l’histoire de l’univers – l’histoire métaphysique de la Bible – mais l’histoire humaine. Selon la sensibilité médiévale, ce qui se passait à l’échelle humaine n’avait aucun véritable intérêt philosophique : les êtres humains en tant que tels ne sont que vanitas et ils ne méritent de l’attention qu’en relation à un dessin plus large, métaphysique, justement en tant que fils de Dieu. Or l’humanisme implique un changement d’échelle : l’histoire humaine a un intérêt en soi. Mais alors, ce qui paraissait aux yeux des philosophes scolastiques comme faisant partie de leur contemporanéité commence à être mis dans une perspective historique, selon laquelle les décennies, les siècles et les millénaires comptent. Par rapport à l’histoire métaphysique, mille ans correspondent à un battement de cils : Aristote peut donc être considéré par Thomas D’Aquin comme un contemporain. Mais par rapport à l’histoire humaine, une décennie est déjà un intervalle de temps notable ; l’Antiquité s’éloigne ainsi de façon radicale dans la perception des humanistes.

  2. En lien avec cette sensibilité pour l’histoire humaine apparaît un intérêt pour la matérialité des documents qui sont les supports et les véhicules de la pensée humaine. Un texte n’est plus l’expression atemporelle d’une vérité éternelle, mais un document qui a une histoire particulière et dont on peut rechercher l’auteur, les conditions de production, le contexte de circulation. Les textes classiques ont toujours été lus, mais ce qui change avec l’humanisme, c’est le regard avec lequel on les lit : c’est le détachement critique qui permet la naissance de la philologie.

  3. L’intérêt renouvelé – car on ne peut pas dire qu’il soit complètement nouveau, bien sûr – pour l’humain implique finalement une certaine humilité par rapport à cette même condition humaine. Il ne faut pas penser que l’humanisme consiste en premier lieu en une sorte d’arrogance anthropocentriste. Au contraire, l’humanisme dérive d’une progressive conscience du fait que les êtres humains ne sont précisément pas au centre de l’univers : s’ils pouvaient l’être en tant que fils de Dieu, ils ne le peuvent plus en tant que simples êtres humains. Il n’est en rien surprenant que l’héliocentrisme devienne finalement une vision du monde dominante à partir du XVe siècle. Cette perte de centralité s’accompagne d’un changement des intérêts théoriques : comme le remarque Eugenio Garin (1994), le geste de l’humanisme consiste à limiter la pensée à des sujets à portée des êtres humains. L’humanisme remet l’humain au centre non pas pour un excès de confiance ou d’outrecuidance anthropocentrique, mais à cause de l’acceptation de la contingence humaine. L’homme au centre de l’univers modelé à l’image de Dieu devient l’homme comme seule mesure possible. Ainsi l’humanisme décrète la fin des « grandes cathédrales de pensée » qui caractérisaient la philosophie scolastique. Il ne s’agit plus de réfléchir aux principes premiers de l’univers, mais de se concentrer sur ce qu’on peut saisir en tant qu’êtres humains. C’est pourquoi la métaphysique est remplacée par « les sciences morales (éthique, politique, économie, esthétique, logique, rhétorique) et les sciences de la nature » (Garin 1994, 13).

L’homme vitruvien

Dans ce sens je me trouve en désaccord avec les analyses de certains penseurs des post-human studies, comme par exemple Rosi Braidotti ou Cary Wolfe (2010), qui accusent d’essentialisme – et finalement d’une certaine arrogance – la pensée humaniste. Rosi Braidotti (2013, 13) se réfère à l’homme vitruvien de Léonard de Vinci comme une sorte de paradigme d’être humain servant à donner une définition idéale et à arrêter une essence (voir aussi la couverture de son livre The Posthuman). En réalité le dessin de Léonard de Vinci – qu’il faut déjà comprendre comme une œuvre mineure – servait uniquement à illustrer le texte de Vitruve et non à donner une définition d’être humain. L’idée d’être humain qui émerge avec l’humanisme est beaucoup moins essentialiste et davantage liée à une fonction : celle d’écrire des textes.

L’homme de Vitruve de Léonard de Vinci

Textes et êtres humains

Avec l’humanisme, on constate qu’à partir d’un nouveau rapport avec les textes, on produit une nouvelle idée de l’humain. L’être humain est au premier chef l’instance qui écrit et lit des textes. « Humain » est ce que les humains peuvent produire à leur échelle et donc d’abord et avant tout, des textes. Ces textes sont concrètement des documents : l’être humain qui en est le producteur doit donc être aussi situé historiquement.

L’Aristote du Moyen Âge n’était pas un individu, il était un « auteur ». Il exerçait ainsi une fonction abstraite servant à étiqueter un texte qu’on considérait comme atemporel. Les textes d’Aristote, au Moyen Âge, ne sont pas des documents matériels rédigés par une personne historique, ils sont l’expression immatérielle d’une vérité éternelle. La voix qui s’exprime dans les textes est celle de la divinité et l’être humain ne peut se définir que comme contrecoup de cette divinité, dont il est l’image. Il n’y a donc pas un individu qui écrit, mais une idée universelle d’humanité qui se trouve pour des raisons métaphysiques au centre d’un système dont le texte exprime la vérité.

L’être humain de l’humanisme est, au contraire, l’être situé qui concrètement écrit et lit un document spécifique. La conception du texte implique la conception de l’être humain. La tradition issue de l’humanisme permet donc l’émergence d’un concept renouvelé d’auteur : l’auteur n’est plus une fonction abstraite, mais l’expression de la spécificité d’une personne particulière qui inscrit sa voix originale dans un document. C’est à partir de cette idée de texte que peut émerger l’idée d’un sujet.

On devrait interpréter ainsi toute la discussion qui se met en place à partir des XVIIe et XVIIIe siècles sur les droits d’auteur (Rose 1993). Il ne s’agit pas au premier chef de défendre le droit d’un individu qui produit quelque chose d’original ; il s’agit à l’inverse d’inventer une notion, celle du sujet doté d’originalité, afin de pouvoir rendre compte d’une circulation particulière des textes. L’être humain en tant que sujet n’est donc pas en réalité la cause d’une certaine conception du texte ; il en est plutôt le résultat : on invente l’être humain sujet et individu pour permettre une notion de texte qui en serait le produit.

L’invention du concept d’humanité moderne est le résultat de la nécessité d’identifier l’instance située qui produit de l’écriture et de la lecture.

Une fois que l’être humain se naturalise comme le producteur et le lecteur de textes, il devient paradoxalement plus important que les textes à partir desquels il s’est défini. Arrêtons-nous un moment sur le fameux cas de la donation de Constantin : au Moyen Âge on utilisait ce texte pour légitimer le pouvoir temporel du Pape. Le texte a un sens absolu, car ce qui compte est la vérité qu’il exprime : le fait que l’Église a un pouvoir temporel. Le regard des humanistes change le sens du document : on s’interroge sur son historicité, sur la matérialité de sa production et de son écriture. En 1440, dans son célèbre De falso credita et ementita Constantini donatione, Lorenzo Valla démontre en effet que le document est un apocryphe en se basant sur des considérations proprement philologiques : la langue, le style, les informations qui sont données dans le document ne peuvent pas avoir été produits par ConstantinSur la donation de Constantin, voir la page Wikipédia et le texte complet de Lorenzo Valla sur Gallica.↩︎.

Cette attention portée au document se transforme progressivement en attention pour l’auteur et pour sa vérité. Il ne s’agit plus de se concentrer sur la vérité du texte, mais sur le texte vrai, et le texte vrai est celui qui est sorti de la main de son auteur, celui qui représente le mieux sa voix.

Dans cette situation, la technique se joint à la production de cette vision du texte : l’impression permet – ou du moins donne l’illusion – de cristalliser une version du texte et de la définir comme la vraie version, le bon texte (Pierazzo 2018). C’est dans ce sens qu’il faut comprendre les différentes théories du texte et de l’édition qui ont caractérisé la modernité. En particulier, celle de Lachmann est importante, d’après laquelle l’objectif de la critique textuelle est justement d’établir, à partir d’une multiplicité de documents disponibles, le texte idéal, celui qui correspond à ce qu’a écrit l’auteur, de manière à identifier sa voix et sa pensée originales. Cette nouvelle conception entraîne deux conséquences. D’une part, l’individu n’est plus le producteur, mais le produit de son texte ; il n’existe que par le texte qu’il signe. D’autre part, l’intérêt pour l’historicité du texte fait paradoxalement en sorte que l’on délaisse la matérialité des multiples documents, une fois qu’ils ont permis de restituer une version idéale et de trouver la vérité du texte.

Une pensée dispositive

Ce bref panorama sur les visions du monde qui émergent et s’affirment avec l’humanisme a comme objectif de montrer que les idées apparaissent dans des dynamiques matérielles précises. Plus spécifiquement, les dispositifs matériels d’édition ne sont pas seulement des formes d’incarnation d’une pensée abstraite, mais plutôt l’expression et la réalisation de cette même pensée. Comme le suggère Louise Merzeau (2016), on pourrait recourir au mot « dispositif » comme un adjectif et parler dans ce sens d’une « pensée dispositive », c’est-à-dire d’une pensée qui émerge à travers et par un ensemble précis de conditions matérielles et contextuelles. En ce sens, la pensée n’est pas la production d’un individu, mais, au contraire c’est l’individu qui est le résultat d’une pensée dispositive particulière. Une situation comme celle qui se produit dans le marché éditorial à partir de la fin du XVIIe siècle permet par exemple l’émergence des individus en tant qu’auteurs.

Une explication éclairante de ce que nous appelons ici « pensée dispositive » est donnée par Karen Barad (2007, 97 et ss) dans son analyse de ce qu’elle appelle la philosophie-physique de Niels Bohr. L’exemple paradigmatique utilisé dans cette analyse est celui de la fameuse expérience de la double fente, qui pose la question, centrale pour la physique quantique, de la nature de la lumière. L’expérience de la double fente permet en effet d’établir, à partir des motifs particuliers qu’il produit en passant à travers les fentes, si un phénomène est une onde ou une particule. Lorsqu’on observe le comportement des électrons, cette expérience produit quelque chose d’étonnant : le motif produit est celui des ondes (diffraction), et cela même si on envoie un électron à la fois. Ceci soulève plusieurs questions : comment est-ce possible, vu que les électrons semblent être des particules ? Il semble que l’électron envoyé interfère avec lui-même, comme s’il passait à la fois par une fente et par l’autre. Un élément est encore plus stupéfiant : Bohr affirme que s’il était possible de regarder par quelle fente passe chaque électron, le motif dû à l’interférence disparaîtrait et on verrait le motif typique des particules. Cette prévision fut confirmée lorsque, plusieurs décennies plus tard, l’expérience imaginée par Bohr en théorie fut réalisée en pratique. En effet, si on regarde par quelle fente est passé l’électron, il se comporte comme une particule, tandis que si on ne regarde pas, il se comporte comme une onde.

Cette expérience semble impliquer que la lumière est à la fois une onde et un ensemble de particules. Pour être plus précis, la nature de la lumière dépend du contexte d’observation. Bohr affirme que cela est dû au fait que les concepts mêmes d’« onde » et de « particule » sont la condition matérielle d’observation. Le dispositif d’observation – fait par des appareils, des instruments, mais aussi un contexte particulier, la conjoncture d’une série très vaste d’éléments et de forces – définit un concept. Barad affirme :

Bohr’s argument for the indeterminable nature of measurement interactions is based on his insight that concepts are defined by the circumstances required for their measurement. That is, theoretical concepts are not ideational in character ; they are specific physical arrangements. For Bohr, measurement and description (the material and the discursive) entail each other (not in the weak sense of operationalism but in the sense of their mutual epistemological implication). Bohr argues that because concepts, like “position” and “momentum”, for example, are specifically embodied, mutually exclusive experimental arrangements need to be employed simultaneously (which is by definition impossible) to determine all the required features of the measurement interaction (Barad 2007, 109).

L’argument de Bohr en faveur de la nature indéterminable des interactions de mesure est basé sur son intuition que les concepts sont définis par les circonstances requises pour leur mesure. En d’autres termes, les concepts théoriques ne sont pas de nature idéelle ; ils sont des arrangements physiques spécifiques. Pour Bohr, la mesure et la description (matérielle et discursive) s’impliquent mutuellement (non pas au sens faible de l’opérationnalisme, mais au sens de leur implication épistémologique mutuelle). Bohr soutient que parce que des concepts, comme celui de “position” et celui de “quantité de mouvement”, par exemple, sont incarnés d’une manière spécifique, des arrangements expérimentaux mutuellement exclusifs doivent être employés simultanément (ce qui est par définition impossible) pour déterminer toutes les caractéristiques requises de l’interaction de mesure.

Cet exemple est très caractéristique de la « pensée dispositive » : les idées, les notions, les concepts sont le résultat de conjonctures matérielles spécifiques. Si cela est vrai pour des notions physiques telles que l’« onde », la « particule », la « position » ou le « momentum », cela est aussi vrai pour des notions telles que l’« humain », l’« individu », l’« auteur », le « texte »…

L’édition, et plus particulièrement l’édition critique, peut être considérée comme la mise en place d’un cadre d’observation : comme le physicien travaille pour définir et analyser de façon précise et reproductible le cadre d’observation qui finalement déterminera l’apparition d’un concept physique, de la même manière nous pouvons analyser les différentes tendances, forces et éléments en jeu dans un contexte d’édition particulier pour comprendre quels concepts, notions et visions du monde celui-ci va produire. C’est ce que j’ai rapidement tenté de montrer à propos du contexte d’émergence de la philologie au XVe siècle.

Vidéo sur l’expérience de la double fente

Crédits : Angel Art

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Proposé par auteur le 2023-03-27

Un autre paradigme textuel

Or nous vivons aujourd’hui un nouveau changement de perception du texte. Ce changement est partiellement causé par des changements matériels et techniques dans les modes de production et de diffusion, mais il ne peut pas être réduit à une sorte de déterminisme technique. Parallèlement, si l’humanisme a sans doute été lié au développement de l’impression à caractères mobiles, on ne peut pas dire que cette technique soit la cause du changement : la preuve en est le fait que la nouvelle idée d’humanitas commence à émerger au moins un siècle avant Gutenberg.

De la même manière, le changement actuel de la perception du texte est sans doute en partie lié au développement des technologies numériques, mais cette tendance est identifiable bien avant le numérique. Le « contexte éditorial », tout comme le contexte d’observation dont parlent Bohr et Barad, peut être compris comme la conjoncture d’un nombre très élevé d’éléments hétérogènes qui rassemblent – et hybrident – des configurations techniques et discursivesAvec Jean-Marc Larrue (2019), nous avons défini le concept de « conjonctures médiatrices » pour parler de cet ensemble hétérogène de forces et éviter le terme « dispositif » – ayant parfois des connotations trop essentialistes. Ici, le mot dispositif utilisé comme adjectif – en suivant la proposition de Louise Merzeau – sert à signifier la même chose.↩︎.

Dire que la technologie détermine (déterminisme technologique) revient à essentialiser une différence entre technologie et être humain qui hypostasie l’humanité comme quelque chose de préexistant et d’essentiellement séparé de la technique, alors que la situation est inverse. Il n’y a pas d’être humain sans technologie et il n’y a pas de technologie sans une définition d’être humain : les deux émergent comme résultat de dynamiques spécifiques. C’est ce que Barad appelle le « réalisme agentiel ».

Par ailleurs, ce serait une erreur de considérer « le numérique » comme quelque chose d’unitaire, aux caractéristiques uniformes et définies. Il n’y a pas « le numérique » ; il y a une série d’environnements, de pratiques et des contextes hétérogènes dont les implications théoriques sont multiples et différentes. Il y a donc non pas une, mais plusieurs pensées dispositives. Cette multiplicité nous rappelle à une responsabilité fondamentale : le choix, l’analyse et la mise en place de contextes éditoriaux particuliers déterminent la pensée. Loin d’être des questions techniques qui ne touchent en rien le « fond » et le « contenu », les questions relatives à chaque contexte éditorial particulier – avec ses formats, ses protocoles, ses outils, ses formes de diffusions etc. – constituent le « fond » et « le contenu ».

Les humanistes d’aujourd’hui sont donc appelés à réfléchir sur ces contextes éditoriaux et à analyser les conséquences théoriques que ces derniers ont sur la production de concepts, de notions et de visions du monde. En ce qui concerne l’ère de l’édition numérique, les tendances culturelles, techniques et sociales qui convergent aujourd’hui sont multiples. Elles sont la cause d’un nouveau contexte d’édition, lequel implique l’apparition de nouvelles pensées dispositives.

Avec Peter Robinson (2010, 58), nous pouvons affirmer que « le monde numérique change la façon dont nous travaillons les uns avec les autres, et il change qui “nous” sommes », « the digital world is changing the way we work with each other, and it is changing who “we” are » ; c’est une bonne manière pour expliquer que le « nous » n’est pas l’acteur qui produit la pensée et les appareils techniques qui en permettent l’incarnation, mais plutôt le résultat d’une conjoncture impliquant à la fois des éléments techniques et discursifs : une pensée dispositive qui produit le concept d’humanité.

Nous pouvons continuer à suivre le raisonnement de Robinson (2010, 59‑60), pour identifier certaines de ces tendances dans le cadre de l’édition. Robinson oppose – de façon certes un peu schématique, mais néanmoins utile dans ce contexte – deux modèles : celui de l’édition pré-numérique et celui de l’édition numérique. Le centre de l’analyse de Robinson est le rapport entre individu et collectivité. Dans l’édition pré-numérique, une idée forte d’individu prévaut : « dans le monde pré-numérique, le fait central d’une édition était qu’elle avait un éditeur », « in the pre-digital world, the central fact about an edition was : it had an editor ». Une personne donc, unique. On pourrait ajouter aussi « un auteur » et en tout cas un groupe d’individus bien définis. Nous avons montré que l’individu n’est pas en réalité le « producteur » du sens, mais plutôt le résultat du dispositif éditorial. Il y a un individu parce que ce type de modèle éditorial en produit un : l’individu est le résultat de la pensée dispositive produite par le modèle éditorial qui, justement, fait apparaître des auteurs et des éditeurs et fait émerger le concept d’individu qui permet de soutenir de telles notions. Ce modèle – qui reste plus ou moins stable même dans le cadre des premières éditions numériques – se base sur une série de principes que Robinson décrit ainsi :

Le modèle qui émerge dans les environnements numériques rend possible et promeut une nouvelle notion de collaboration. Voici les caractéristiques de ce modèle selon Robinson :

Le passage à ce modèle pose une série de questions relatives à l’édition en elle-même (certaines identifiées par Robinson). Par exemple : qu’en est-il dans ce contexte de l’unité et de la cohérence d’une édition ? Quels sont les dispositifs qui permettent une légitimation et une validation des éditions dans ce contexte ? Comment repenser l’attribution des crédits sur laquelle est basé tout notre système institutionnel ?

Mais, à côté de ces questions, le changement de modèle en soulève d’autres, qui ne se limitent pas à bouleverser l’édition critique et ses valeurs, mais remettent aussi en question des concepts et des notions beaucoup plus universels. En premier lieu : qui sommes « nous » ? Quelle définition de l’humain dérive d’une pensée dispositive, dans laquelle des figures comme celle de l’auteur ou de l’éditeur ne semblent plus nécessaires ? Y a-t-il encore des individus dans un contexte où la production de sens et de pensée se fait sans avoir besoin d’une unité qui la porte ? Qu’est-ce donc que l’humanité à l’époque du numérique ? Que devient l’humanitas dont parlait Cicéron ?

Il est intéressant de souligner que la réflexion sur les nouveaux modèles d’éditions qui émergent en contexte numérique coïncide avec la naissance des post-human studies – dont Karen Barad est justement l’une des représentantes – , qui posent de façon radicale la question de ce qu’est l’humain. Dans un contexte d’interaction entre hommes, collectivités, machines, protocoles etc., il devient important de se demander comment on trace les frontières entre les éléments pour identifier justement un « être humain », une « machine » ou un « algorithme ». En suivant Karen Barad, on pourrait dire que ces modèles de production de sens, qui sont déterminés par le contexte de l’édition numérique, redéfinissent et renégocient ces frontières et impliquent l’émergence de phénomènes différents.

Si, au XVe siècle, réfléchir à l’idée de texte signifiait être humaniste, réfléchir à l’édition critique en environnement numérique aujourd’hui implique finalement d’assumer une perspective « post-humaniste », dans le sens défini par Karen Barad :

By “posthumanist” I mean to signal the crucial recognition that nonhumans play an important role in natural/cultural practices, including everyday social practices, scientific practices, and practices that do not include humans. But also, beyond this, my use of “posthumanism” marks a refusal to take the distinction between “human” and “non-human” for granted, and found analyses on this presumably fixed and inherent set of categories. Any such hardwiring precludes a genealogical investigation into the practices through which “humans” and “nonhumans” are delineated and differentially constituted. A posthumanist performative account worthy its salt must also avoid cementing the nature-culture dichotomy in its foundations, thereby enabling a genealogical analysis of how these crucial distinctions are materially and discursively produced (Barad 2007, 32).

Par “posthumaniste”, j’entends signaler la reconnaissance cruciale du fait que les non-humains jouent un rôle important dans les pratiques naturelles/culturelles, y compris les pratiques sociales quotidiennes, les pratiques scientifiques et les pratiques qui n’incluent pas les humains. Mais au-delà de cela, mon utilisation du terme “posthumanisme” marque un refus de considérer la distinction entre “humain” et “non-humain” comme acquise, et de fonder les analyses sur cet ensemble de catégories présumées fixes et naturelles. Un tel câblage empêche une enquête généalogique sur les pratiques par lesquelles les “humains” et les “non-humains” sont délimités et constitués de manière différentielle. Un récit performatif posthumaniste digne de ce nom doit également éviter de cimenter la dichotomie nature-culture dans ses fondements, permettant ainsi une analyse généalogique de la manière dont ces distinctions cruciales sont matériellement et discursivement produites.

Comme on a déjà dit, « le numérique » ne représente pas un modèle unitaire et unique ; les modèles et les contextes éditoriaux se négocient, se choisissent et chacun a des implications particulières. Or les conséquences de ces choix et de ces négociations ont une valeur et une signification universelle, car il y va, comme le dit Robinson, de ce que nous sommes.

Ces éléments attribuent aux humanistes de nouvelles responsabilités qu’il ne faut absolument pas sous-estimer.

Contenus additionnels

Texte du Pro archia de Cicéron

Lire le Pro archia de Cicéron sur la plateforme Perseus de la Tufts University.

Crédits : Perseus, Tufts University

Source (archive)

Qu’est-ce que la méthode lachmanienne ?

La méthode lachmanienne tient son nom du philologue allemand Karl Lachmann (1793-1851), considéré comme l’un des pères fondateurs de la critique textuelle.

On associe au nom de Lachmann l’application de la méthode dite « stemmatique », du grec στέμμα, « couronne, guirlande », puis « tableau généalogique » (cf. chapitre « Édition critique des textes anciens et représentation d’une tradition multiple » de Bruno Bureau), dans la recension des manuscrits. Cette méthode consiste d’abord à établir les relations mutuelles entre les différents témoins manuscrits d’un texte que l’on représente sous la forme d’un arbre généalogique appelé stemma codicum. On élimine ensuite ceux qui dérivent exclusivement d’autres témoins existants pour tenter enfin de reconstruire à l’aide des autres le ou les textes des manuscrits perdus dont descendent les témoins survivants. Dans son édition du De rerum natura parue en 1850, Lachmann fournit une brillante application de cette méthode qui ne cessa de gagner en raffinement par la suite.

Cf. PARVUM LEXICON STEMMATOLOGICUM, Textkritik de Paul Maas (1960), La genesi del metodo del Lachmann de Sebastiano Timpanaro (1981) et Everything you always wanted to know about Lachmann’s method de Paolo Trovato (2014).

Voir également Handbook of stemmatology de Philipp Roelli (2020), notamment la synthèse présente dans le chapitre collectif édité par Odd Einar Haugen et disponible en libre accès : « The genealogical method. Introductory remarks » (p. 57–138).

Cary Wolfe sur le post-humanisme et les études animales

Crédits : UWaterlooEnglish

Source

Proposé par auteur le 2023-03-27

Références
Arbea, Antonio. 2002. « El concepto de humanitas en el Pro Archia de Cicerón ». Onomázein: Revista de lingüística, filología y traducción de la Pontificia Universidad Católica de Chile, nᵒ 7: 393‑400.
Barad, Karen. 2007. Meeting the Universe Halfway: Quantum Physics and the Entanglement of Matter and Meaning. Second Printing edition. Durham: Duke University Press Books.
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Marcello Vitali-Rosati

Professeur titulaire au département des littératures de langue française de l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques. Il développe une réflexion philosophique sur les enjeux des technologies numériques : le concept de virtuel, l’identité numérique, les notions d’auteur et d’autorité, les formes de production, légitimation et circulation du savoir à l’époque du web, et la théorie de l’éditorialisation.