Philologie numérique et édition critique d’un texte inachevé
Le Timaeus de Cicéron
Clara Auvray-Assayas, avec la collaboration de
Benoît Roux, « Philologie numérique et édition critique d’un texte
inachevé », dans Robert Alessi, Marcello Vitali-Rosati (dir.), Les
éditions critiques numériques : entre tradition et changement de
paradigme (édition augmentée), Les Presses de l’Université de
Montréal, Montréal, 2023, isbn : 978-2-7606-4857-9, https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/12-editionscritiques/chapitre5.html.
version 0, 27/03/2023
Creative
Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)
Le chapitre précédent a montré comment le traitement par une machine permettait de constituer un apparat critique qui rende compte non seulement du travail philologique de reconstruction du texte ancien, mais aussi du foisonnement des variations qui se lisent dans les manuscrits. L’édition critique numérique d’un texte inachevé peut cependant engager l’éditeur à modifier l’approche philologique traditionnelle, car il devient illusoire de tenter de reconstituer un texte correspondant à un modèle aussi parfait que possible. Les termes de « faute » ou de « lacune », s’agissant d’un texte en cours de rédaction, prennent d’ailleurs un sens nouveau, puisqu’ils apportent souvent un éclairage sur le processus d’écriture lui-même. L’édition numérique devient ainsi inséparable de la documentation que l’éditeur est en mesure de recueillir sur les conditions de rédaction de l’ouvrage inachevé, ses modifications et ses multiples réécritures. L’édition du Timaeus de Cicéron en fournit un exemple particulièrement éclatant en raison du rôle normatif et du prestige associés à l’œuvre de cet auteur.
Passer d’une édition critique conçue pour un livre imprimé à une édition numérique est l’occasion de réfléchir aux règles et aux codes de la philologie classique qui ont fixé la forme des grandes collections (Bibliotheca scriptorum Graecorum et Romanorum Teubneriana ; Scriptorum classicorum bibliotheca oxoniensis ; Collection des Universités de France)Les réflexions esquissées ici s’inscrivent dans un mouvement général que les éditeurs du volume collectif Digital Scholarly Editing : Theories and Practices (Driscoll et Pierazzo 2016) ont décrit et contribué à clarifier.↩︎ et les usages que celle-ci détermine. Il convient pour cela d’analyser les principes sur lesquels repose l’édition d’un texte antique, de comprendre les normes qui en découlent et les pratiques de lecture que celles-ci induisent : une approche épistémologique de la discipline fournit ainsi l’axe pertinent pour reprendre à nouveaux frais les questions préliminaires que l’instance éditoriale d’aujourd’hui doit formuler. On retiendra principalement celles-ci : quelles potentialités numériques exploiter pour l’établissement du texte antique ? Que conserver des méthodes de la tradition philologique, que remplacer ? Quels appareils critiques développer ? Introduction, traduction, commentaire, annexes, quels enrichissements sont nécessaires pour favoriser la lisibilité du texte antique ?
Dans le cas du Timaeus de Cicéron, on peut s’interroger encore plus précisément en ces termes : comment transformer l’édition critique d’un texte inachevé de Cicéron en outil heuristique accessible à un lectorat qui dépasse largement la très petite communauté des philologues classiques ?
Cette question a fourni l’impulsion au projet d’édition du Timaeus de CicéronCe projet bénéficie d’un financement de la région Normandie (dispositif RIN) et du soutien de l’Institut de Recherche Interdisciplinaire Homme et Société de l’université de Rouen Normandie : CORNUM - Contenus et cORpus NUMérisés. Il a été rendu possible grâce au travail de Selene Brumana (post-doctorante), Guillaume Quéruel (Ingénieur d’études) et Élisa Barthélemy (Assistante ingénieure). L’édition est accessible en ligne.↩︎ et a guidé la recherche de dispositifs aptes à mettre en relief les points sur lesquels éveiller l’attention critique : j’en présenterai ici les exemples les plus propres à nourrir la réflexion sur les enjeux intellectuels de cette nouvelle philologie numérique.
Ce qui est transmis sous le titre Timaeus dans quelques manuscrits carolingiensQuatre manuscrits datés du IXe siècle transmettent ce titre – Timeus (Leiden, Bibliotheek der Rijksuniversiteit, VLF 86 ; Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, San Marco 257 ; Leiden, Bibliotheek der Rijksuniversiteit, VLF 84) / Timaeus (Wien, Österreichische Nationalbibliothek, 189) – attesté chez les grammairiens antiques et par Boèce.↩︎ est un texte composite qui apparaît à la lecture formé de deux éléments que rien ne permet de distinguer sur un plan formel : une esquisse de préface pour un dialogue sur les questions de physique et une « traduction » de la première partie de l’exposé de Timée dans le dialogue homonyme de Platon.
Planche 5.a – Exemple de la façon dont le texte se présente dans plusieurs manuscrits
La simple juxtaposition de ces deux éléments exige un traitement éditorial rigoureux qui suppose des décisions préalables sur les contenus scientifiques à mettre à disposition du lectorat. Les enjeux méthodologiques de ces décisions s’évaluent aisément quand on observe comment les éditions philologiques classiques présentent la succession et l’articulation de la préface et de la « traduction » : elles indiquent, au mieux, par un signe critique un problème textuel sans préciser comment on peut concevoir l’articulation entre ces deux types de matériaux. L’apparat critique mentionne l’interprétation qu’ont donnée les humanistes de cette succession heurtée, defectus ou lacuna, contraignant le lecteur ou la lectrice d’une édition « savante » de la fin du XIXe siècle ou du XXe siècle à reprendre à son compte les résultats de la philologie embryonnaire de la Renaissance.
Planche 5.b – Reproduction des pages des éditions Teubner, Ax et Giomini
Pour éviter de reproduire un système qui transforme en « autorité » un jugement critique formé il y a plus de cinq siècles, pour faire en sorte, à l’inverse, que le lectorat d’aujourd’hui ait toujours à sa disposition les outils pour apprécier par lui-même ce qui fait difficulté, comment répartir les informations indispensables à la compréhension du problème entre l’introduction et l’annotation ? Comment surtout élaborer une présentation qui donne un accès immédiat aux données et favorise ainsi la formulation d’hypothèses ?
Les connaissances indispensables à l’évaluation du problème sont présentées dans l’introduction (à laquelle renvoie l’annotation ponctuelle insérée dans le texte édité) ; dans le cas précis du Timaeus, deux questions doivent impérativement être abordées : comment expliquer l’état d’inachèvement du texte ? Quel statut donner à la « traduction » d’une partie de l’œuvre de Platon ?
Faute de laisser un espace théorique à la formulation de ces questions, les éditions savantes imprimées ne donnent pas accès aux décisions critiques qui ont présidé à leur élaboration, ni à l’interprétation implicite qui les sous-tend. Ainsi, que peut-on déduire de la juxtaposition de la préface visiblement inachevée et du texte qui lui succède ? Ces éléments « bruts » nécessitent une présentation et un appareil critique qu’ignore la tradition des éditions imprimées : non pas parce qu’il est matériellement impossible de signaler qu’on a affaire à une préface inachevée (ou peut-être seulement dictée comme un brouillon), puis à une « traduction » partielle d’une œuvre de Platon, mais parce que l’approche génétique d’une œuvre antique n’est pas retenue comme une possibilité d’investigation et d’analyse critique.
Or, pour l’œuvre philosophique de Cicéron, il existe une abondante documentation, dans sa Correspondance même, sur les conditions de rédaction des dialogues, leurs modifications et réécritures À titre d’exemple, voir l’étude minutieuse des témoignages fournis par les Lettres à Atticus pour les phases de la rédaction des Académiques menée par Miriam Griffin (1997).↩︎ ; en un mot tout ce qui autorise, malgré le quasi-millénaire qui sépare la production cicéronienne des plus anciens témoins que sont les manuscrits carolingiens, un usage des méthodes de l’édition génétique adapté à un texte antique transmis par une longue chaîne de copies. Ces documents peuvent aisément être mis à disposition et doivent être présentés en relation avec une autre série de données, qui concernent l’inachèvement de la plupart des œuvres cicéroniennes transmises avec le Timaeus dans les plus anciens témoins carolingiensLes manuscrits carolingiens cités précédemment transmettent un corpus de huit œuvres philosophiques de Cicéron, dont le Timaeus ; comme l’a observé Peter Lebrecht Schmidt (1974), cet ensemble comporte pour l’essentiel des œuvres en cours de modification ou inachevées ; voir la description des quatre manuscrits carolingiens transmettant ce corpus dans l’ouvrage de Birger Munk Olsen (1982).↩︎. Ainsi, s’il est très utile d’exploiter la Correspondance, comme l’ont souvent fait les philologues, pour y trouver la chronologie relative ou les circonstances politiques et privées dans lesquelles les œuvres ont été produitesVoir l’appendice détaillé que Jean Beaujeu a rédigé sur « L’activité littéraire de Cicéron de février à septembre 45 », dans Correspondace (Cicéron 1983).↩︎, il vaut la peine d’y chercher aussi des éléments qui éclairent le processus d’écriture lui-même et la genèse du projet philosophique de Cicéron.
Tirer parti de l’approche génétique pour formuler des hypothèses sur l’état du texte et sur le projet global dans lequel il s’inscrit va à l’encontre d’une tradition philologique qui a fixé le travail de Cicéron pour en faire un monument : le rôle normatif assigné à l’œuvre de Cicéron sur les plans linguistique et esthétique eut pour conséquence que tous les manques et incorrections ont été traités comme des erreurs dans la transmission et non pas comme des indices d’un travail inabouti ou mal restituéUne application systématique de cette conception de l’erreur est faite par Albert Curtis Clark (1918) ; sur l’importance des traces laissées par un travail inabouti ou mal interprété voir Clara Auvray-Assayas (2016).↩︎.
Pourtant, l’état d’inachèvement incontestable du texte du Timaeus impose de trouver d’autres solutions que la mention de « lacune » des premiers éditeurs du texte à la Renaissance : le terme « lacune » à lui seul suffit à imposer l’idée, non discutée par ailleurs, de l’interruption et du manque, qui supposent qu’on sait ce qu’aurait dû être l’œuvre « complète ». Or, les quelques indications fournies par la préface, ne permettent absolument pas de savoir quel usage Cicéron voulait faire de l’exposé de TiméePour un état de la question voir David Sedley (2013) et Christina Hoenig (2018).↩︎ : les trois personnages du futur dialogue sont tous qualifiés pour présenter celui-ci et le thème général de la discussion n’est pas explicité.
Tous ces points doivent être développés dans l’introduction de façon à justifier ensuite, en annotation à la préface, l’emploi de liens vers les préfaces aux autres dialogues : pour saisir un Cicéron « écrivant », il faut pouvoir comprendre quels protocoles Cicéron a établis pour introduire un sujet, une scénographie, des personnages et l’occasion de la discussion. À partir de ces données fournies pour faciliter la réflexion critique, le lecteur peut évaluer lui-même ce qui manque et élaborer des hypothèses sur le projet de Cicéron.
À ces éléments qui visent à éclairer le processus d’écriture de la préface, il convient d’ajouter un dispositif à plusieurs niveaux pour faciliter la compréhension de ce qui est en jeu dans l’adaptation du texte de Platon par Cicéron. Parler d’adaptation ici plutôt que de traduction permet d’éviter les analyses qui découlent d’une conception moderne, et donc anachronique, de ce que font les Romains quand ils « transfèrent » ou adaptent les GrecsPour un exemple de cette approche, voir Jonathan G. F. Powell (1995).↩︎. C’est pourquoi on ne peut se satisfaire de ce que la tradition imprimée des éditions critiques fournit sans explicitation :
- D’une part, quelques citations de Cicéron et de ses lecteurs antiques (comme Jérôme) à partir desquels on est censé déduire que la traduction du texte de Platon est de peu postérieure aux dialogues de l’année 45 et qu’elle n’est pas parvenue à dissiper les obscurités de l’œuvre grecque.
Planche 5.c – Reproduction de la première page de l’édition Ax
- D’autre part, le texte grec de Platon, en note ou en regard, dans lequel sont indiqués les passages que Cicéron n’a pas traduits.
Planche 5.d – Reproduction des pages des éditions Teubner, Ax et Giomini
Il ne s’agit pas pour autant de commenter le passage du grec au latin en abusant des ressources illimitées du numérique pour produire ce qui engloberait et dépasserait en volume les commentaires des premières éditions humanistes, elles-mêmes inspirées de modèles tardo-antiques.
Planche 5.e – Commentaire du Timaeus par Giorgio Valla (1485)
Au contraire, pour mettre en évidence le travail opéré par Cicéron sur le texte de Platon en laissant aux différents lectorats visés la possibilité d’évaluer eux-mêmes les choix linguistiques et philosophiques les solutions retenues sont les suivantes :
Dans l’introduction, sont fournis tous les éléments susceptibles d’éclairer les pratiques de « traduction » de Cicéron à partir d’autres œuvres où il a recours à des traductions et à partir des considérations théoriques qu’il a formulées (Auvray-Assayas 2005).
Dans le texte grec de Platon, qui apparaît en option de lecture, une annotation différenciée permet de signaler :
Les variantes repérées dans les différents manuscrits transmettant le texte grec qui pourraient expliquer que Cicéron ne lisait pas, sur certains points, le même texte que celui que les philologues modernes ont retenuTravail mené par Selene Brumana à partir des apparats critiques des éditions de John Burnet (Platon, Platonis Opera, 1902) et Albert Rivaud (Platon, Œuvres complètes, 1925) et de l’étude de Gijsbert Jonkers (2017).↩︎.
Les passages que Cicéron n’a pas traduits.
Les mots ou phrases qu’il a rendus différemment (pour le sens, pour le choix du lexique et des images).
Les éléments de texte déjà utilisés dans d’autres œuvres.
En outre, l’indexation du vocabulaire exprimant les concepts et les images permet le renvoi à un glossaire bilingue.
Tous ces éléments sont mis en œuvre par des options de lecture, accessibles depuis l’interface de consultation, qui signalent la séquence de texte concernée grâce à une coloration spécifique.
Dans le texte latin de Cicéron, outre l’apparat critique classique qui mentionne les variantes dans les manuscrits de Cicéron retenus pour l’édition fournies en annotation pour chaque paragrapheVoir le système de visualisation utilisé dans notre édition numérique du De natura deorum aux Presses universitaires de Caen ; pour une analyse détaillée des problèmes soulevés par les différentes rédactions d’un apparat critique voir Cynthia Damon (2017).↩︎, une option de lecture permet de faire apparaître les éléments du texte latin qui restituent différemment le texte grec pour le lectorat ignorant le grec.
Dans le texte français, traduction de la traduction cicéronienne, la même annotation différenciée que celle du texte grec est utilisée pour signaler et expliciter le travail d’adaptation de Cicéron : elle permet à tout lecteur ou lectrice de distinguer ce qui relève de contraintes linguistiques, de choix stylistiques, d’interprétations philosophiques. La traduction française, qui vise à restituer au plus près le latin choisi par Cicéron pour rendre le grec de PlatonLes deux traducteurs précédents, Francesco Pini et Ángel Escobar Varela, ont adopté le même principe mais ont recouru parfois au texte de Platon pour éclairer celui de Cicéron (1968 ; 1999) ; les traducteurs du XIXe siècle, ceux de la Collection Nisard, comblaient les lacunes en traduisant ou paraphrasant le texte de Platon.↩︎, permet ainsi à un lectorat peu familier des langues anciennes d’avoir accès à ce qui était précédemment réservé aux spécialistes.
En faisant apparaître ainsi l’élaboration et la transformation de l’exposé grec en matériau pour un dialogue en latin, l’édition numérique fournit un outil pour la réflexion : affranchi des préjugés modernes sur ce que doit être une traduction et sur les capacités de Cicéron à comprendre Platon, le lecteur ou la lectrice peut évaluer par lui ou elle-même sur quels aspects du texte porte principalement le travail de Cicéron. Elle dispose ainsi de tous les éléments pour analyser ce qui fait l’intérêt de ce matériau, seule trace conservée d’une réception et d’une interprétation du texte de Platon au Ier siècle avant notre ère.
Matériau pour un réemploi par un ou plusieurs personnages dont on ne peut savoir qui aura la charge principale de l’exposé, parce que leurs liens respectifs avec la tradition platonicienne sont complexes et que l’auteur Cicéron fait de ses personnages des dispositifs herméneutiques subtilsLes affiliations explicites de Nigidius Figulus au pythagorisme, de Cratippe aux Péripatéticiens et de Cicéron à l’Académie de Carnéade suggèrent autant de lectures possibles du Timée à partir des premiers débats dans l’Académie de Platon et des critiques formulées par Aristote ; pour un exemple du traitement des personnages par Cicéron voir « Le dialogue et sa mise en scène » dans l’introduction de l’édition en ligne du De natura deorum.↩︎, le texte latin de Cicéron doit dès lors être « édité » comme tel et non pas corrigé à l’aide du texte de Platon, comme les principales instances éditoriales le font depuis la Renaissance. Or, ce qui vaut pour des éléments textuels isolés doit également être appliqué à deux autres types de problèmes :
Les développements du texte de Platon qui ne figurent pas dans le texte de Cicéron.
L’ordre de succession de deux passages qui, dans le texte latin, est inversé par rapport à l’ordre de l’exposé grec. Dans les deux cas sont en jeu la relation au texte de Platon et, par voie de conséquence, l’évaluation que l’on peut faire du travail et du projet de Cicéron.
Deux importants passages du texte de Platon manquent dans le texte latin de Cicéron transmis par les manuscrits (37c–38c/43b–46a) : dans les deux cas, ce qui précède le passage manquant et ce qui le suit sont des phrases incomplètes en latin. On en déduit facilement que le texte de Cicéron a subi des accidents : les philologues tentent donc de compléter les phrases mutilées en s’aidant du texte de Platon et recherchent dans les auteurs antiques qui ont mentionné l’œuvre de Cicéron des éléments susceptibles de provenir des passages manquants. Le résultat de ce travail figure dans les éditions imprimées avec un statut qui le distingue mal de celui du texte transmis par les manuscrits : il est difficile dans ces conditions d’examiner les deux présupposés sur lesquels repose la méthode utilisée, à savoir que, d’une part, Cicéron avait l’intention d’utiliser tout le texte de la partie de l’exposé de Timée qu’il a choisie, et que, d’autre part, les témoignages fournis par les auteurs antiques sont des éléments pertinents pour aider à reconstituer des parties jugées manquantes.
Planche 5.f – Reproduction des pages des éditions Teubner, Ax et Giomini
Concernant le premier présupposé, rien ne permet d’affirmer avec certitude que Cicéron voulait exploiter tout le texte : la pratique qu’il revendique est celle du transfert et de la réappropriation de « lieux » empruntés à des auteurs grecs, des développements marquants et caractéristiques susceptibles de nourrir l’inspiration ou le débat contradictoireC’est précisément le sens du texte cité fréquemment par les éditeurs et commentateurs (De finibus 1, 7).↩︎. En outre, si l’on prend en considération les contenus des deux passages manquants, la formation du temps d’une part et les chocs produits par l’enchaînement de l’âme au corps d’autre part, on ne peut pas exclure d’emblée l’hypothèse que ces développements importants, dont l’interprétation, au sein de la tradition platonicienne et en dehors d’elle, a fait débat, ne sont pas absents par hasard.
Pour ce qui est du second présupposé, il convient, de manière générale, de revenir sur ce que la tradition philologique définit comme testimonia d’un texte et de justifier les usages qu’on peut en faire : l’étude des pratiques de la citation dans l’Antiquité tardive incite à elle seule à une grande prudence et l’état des textes mis en circulation à cette période bien plus encore. À ces réserves générales s’ajoutent d’autres précautions méthodologiques : comment Augustin lit-il Cicéron ? Dans un texte annoté et préparé pour le commentaire, alourdi de gloses diverses ? Dans quelles intentions l’utilise-t-il ? Peut-on comparer ses pratiques de lecture à celles de grammairiens comme Priscien, Charisius ou Nonius, pour citer les trois testimonia invoqués pour « combler » très partiellement ce qui est jugé manquant dans le texte ?
Ces questions exigent un traitement développé dans l’introduction de façon à éclairer la décision prise pour le Timaeus : ainsi, après l’examen du contexte dans lequel apparaît chaque élément constitué par les éditeurs précédents comme testimonia, on justifie ou non son usage dans un apparat spécifique inséré au texte latin. En revanche il n’est pas exploité dans l’édition du texte lui-même, limité à ce que transmettent les manuscrits pour rendre possible la formulation d’hypothèses autres que celle de la perte matérielle ; on peut ainsi mentionner parmi les causes possibles de l’absence de ces deux passages :
Un travail en cours, par Cicéron, sur l’exposé complet :
pour éliminer ou réserver à un autre usage des contenus abordés dans d’autres œuvres ;
pour répartir quelques points de l’exposé entre les différents personnages du futur dialogue.
Une sélection opérée par un lectorat savant :
pour réemploi dans un florilège ;
pour discussion ;
pour suppression.
On traite ainsi les phrases incomplètes, à la syntaxe incorrecte, comme les traces d’un processus de production du texte ou d’une première réception du texte.
Ce sont également les traces que cherche à faire apparaître l’édition numérique de deux passages qui se succèdent dans l’ordre inverse de celui du texte de Platon (40e–42a/42a–44b). Encore une fois, il s’agit de permettre la formulation d’hypothèses en laissant accessible le texte tel qu’il est transmis par les manuscrits. La philologie classique restaure l’ordre du texte de Platon, suivant l’exemple de l’humaniste Giorgio Valla qui le premier, en 1485, a proposé un commentaire du Timaeus de Cicéron en s’appuyant sur une bonne connaissance de l’œuvre de Platon : cette restauration suppose implicitement qu’une simple erreur matérielle s’est produite puisque, seconde assertion implicite, Cicéron ne pouvait que traduire le texte dans sa continuité.
Planche 5.g – Commentaire du Timaeus par Giorgio Valla (1485)
Or, on peut formuler d’autres hypothèses si l’on prend en compte les contenus des deux passages : le premier comporte le discours que le Démiurge adresse aux dieux qu’il a fait naître en leur donnant les instructions pour la fabrication des êtres humains et en leur révélant la condition première de ceux-ci, tandis que le second passage esquisse, à partir de la dualité de la nature humaine, une eschatologie. On conçoit que ces développements aux enjeux si distincts pouvaient être en cours de traitement pour des usages différenciés, ou bien ont été sélectionnés au cours de la première transmission du texte et replacés de manière incorrecte. Il est assez remarquable que le premier des deux est utilisé plusieurs fois par AugustinDe ciuitate Dei, 12, 27 ; 13, 16 ; 13, 18 ; 22, 26 ; Sermones, 241, 8.↩︎.
Pour mettre en évidence ce qui est potentiellement en jeu si l’on n’adopte pas le point de vue de la philologie classique, le moyen le plus simple est de proposer en options de lecture le texte dans l’ordre qu’il a dans les manuscrits d’une part, et la restauration de Giorgio Valla d’autre partVoir notre édition critique en ligne du Timaeus.↩︎ : le lecteur ou la lectrice peut ainsi non seulement approfondir sa propre réflexion mais lire le texte comme il a été lu jusqu’en 1485 au moins. Il ou elle peut alors également constater que le long passage de Platon (43b–46c) dont l’absence dans le Timaeus a laissé des traces se situe, dans les manuscrits, entre les deux parties interverties : la visualisation des feuillets numérisés des manuscrits retenus pour l’édition facilite grandement, sur ce point, le travail de réflexion critique.
Les propositions détaillées ici concernent les difficultés propres à l’édition d’un texte dont l’inachèvement et le statut de traduction pour un usage non défini sont autant d’obstacles à l’application des normes de la philologie classique. À partir de ce cas particulier on peut toutefois tenter de répondre de manière plus générale aux questions préliminaires posées plus haut.
Les méthodes utilisées par les philologues pour établir un texte à partir de témoins manuscrits bien postérieurs à la date de sa composition peuvent gagner en visibilité et en clarté grâce aux différents niveaux d’information que le lecteur ou la lectrice peut activer et combiner : du folio de manuscrit à l’apparat critique, le cheminement intellectuel du repérage de la variante, de sa codification écrite et de son usage, ou non, pour l’établissement du texte est à tout moment lisible. Dès lors le texte établi ne fait plus « autorité » parce qu’il est le produit d’une longue chaîne de choix opérés par des générations d’éditeurs et d’éditrices mais parce que le lecteur dispose des moyens nécessaires à l’évaluation de cette autorité. Par ailleurs, il faut pour cela rendre aussi plus lisible la distinction entre variantes dans les manuscrits et conjectures d’humanistes intégrées dans les premières éditions du texte. De cette manière, l’édition numérique donne plus clairement accès à l’histoire des éditions du texte, données essentielles à la compréhension des réceptions et des interprétations du texte.
Replacée dans une perspective historique qui favorise le jugement critique, la philologie savante des deux derniers siècles peut ainsi fournir les raisons qui constituent le socle théorique de ses pratiques.
L’exhaustivité que le traitement numérique des données permet d’atteindre aussi bien pour la recension des manuscrits que pour leur exploitation en vue de l’établissement du texte ne remet cependant pas en cause la pertinence méthodologique de la sélection des manuscrits, bien au contraire : s’il est peu fructueux d’alourdir les apparats critiques par les variantes des nombreux manuscrits recensés on peut développer, à partir de ces données dont la philologie classique ne disposait pas, une étude approfondie de l’histoire du texte et des rapports « horizontaux » entre manuscrits qui corrige et nuance l’approche stemmatiquePour une réflexion sur l’usage des données pour une édition numérique voir Marina Buzzoni (2017).↩︎.
En revanche, l’usage des testimonia doit être refondé sur des critères rigoureux pour permettre une codification plus claire dans les apparats. La question doit être traitée de manière explicite dans l’introduction pour dissiper l’obscurité que crée le recours indistinct à un lectorat antique dont les motivations, les usages et les compétences sont très hétérogènes. De cette explicitation on peut tirer deux types d’information : d’une part, sur les diverses réceptions du texte, et donc sur sa circulation avant l’époque des premiers témoins carolingiens, et d’autre part sur la valeur relative de la contribution de ces lecteurs à l’établissement du texte. On peut donc justifier le recours ponctuel à des testimonia dans l’apparat critique si un second apparat permet également de lire tout le développement de l’auteur utilisé.
Il ne s’agit pas pour autant de multiplier les appareils critiques et les niveaux d’annotation : le recours à des visuels ainsi qu’à des liens vers des éditions et des commentaires de la Renaissance vise à alléger les dispositifs classiques qui, sous la forme fragmentée et fastidieuse du commentaire lemmatique, orientent la lecture sans expliciter le point de vue adopté.
Le passage au numérique permet ainsi de repenser les liens entre l’édition critique et le commentaire, qui ont pris des configurations variées suivant les collections : c’est l’occasion de réfléchir à la manière dont une introduction peut articuler la présentation des hypothèses qui ont justifié les choix éditoriaux avec le mode d’emploi des données, présentées dans les apparats et les notes, que le lecteur ou la lectrice est invitée à exploiter pour valider ou non les hypothèses formulées.
Il semble également judicieux d’utiliser les questions que l’encodage exige de trancher pour s’interroger sur la présentation même du texte : sans renoncer aux chapitres et aux paragraphes qui ont donné au texte, à partir des éditions du XVIe siècle, une structuration utile pour les références, on peut aussi faire apparaître des unités de sens qui guident la lecture au moyen de lettrines qui n’ajoutent pas de numérotation supplémentaireVoir notre édition critique en ligne du Timaeus.↩︎. Ce procédé permet de mettre en évidence les strates d’intervention des instances éditoriales sur la simple lecture du texte et fournit du même coup matière à réflexion critique.
En donnant au lectorat les données les plus pertinentes pour l’élaboration d’un jugement critique, l’édition numérique favorise une « collaboration » active de ce dernier, qui peut évaluer les choix d’édition et les hypothèses sur lesquelles ils reposent en les confrontant aux éditions antérieures : il ne s’agit pas pour autant de transformer l’édition critique en texte fluide parce que les contenus scientifiques qui en forment le socle relèvent de l’expertise de l’éditeur ou éditriceSur la question voir Joana Casenave (2019).↩︎. Faire partager au lectorat les cheminements intellectuels qui ont permis la construction de l’édition ne remet pas en cause le statut de l’instance éditoriale, qui engage une responsabilité scientifique : il paraît en revanche fructueux de maintenir ouverte la possibilité d’actualiser et d’enrichir les données visuelles et bibliographiques.
Ainsi conçue, l’édition critique numérique rend lisibles les strates successives sur lesquelles s’est constituée la philologie autant qu’elle met en évidence les différentes possibilités d’interprétation du texte : le travail d’édition est un parcours singulier entre des données très diverses parmi lesquelles des choix doivent être assumés. On peut alors l’appréhender avec tous ses enjeux intellectuels et dans son historicité.
Références
Clara Auvray-Assayas
Clara Auvray-Assayas, membre honoraire de l’IUF, est professeur honoraire de langue et littérature latines à l’université de Rouen. Spécialiste de philosophie romaine, elle travaille sur l’histoire et l’épistémologie de la philologie pour fournir des matériaux à l’interprétation des textes philosophiques antiques : les éditions critiques numériques du De natura deorum (2019) et du Timaeus (2022) de Cicéron constituent les premières réalisations de ce projet.
avec la collaboration de Benoît Roux
Benoît Roux est ingénieur d’études à l’université de Rouen Normandie (ERIAC-UR 4705). Docteur en histoire, ancien boursier de l’École française de Rome, du musée du quai Branly-Jacques Chirac et de la Bibliothèque nationale de France, il est spécialiste des relations entre Français et autochtones dans les Petites Antilles au XVIIe siècle. Son analyse des réseaux de production, de circulation et de transformation des savoirs en situation coloniale contribue notamment à nourrir sa réflexion sur les enjeux contemporains de diffusion de la recherche.