Conclusion
Robert Alessi, Marcello Vitali-Rosati, « Conclusion », dans Robert Alessi, Marcello Vitali-Rosati (dir.), Les
éditions critiques numériques : entre tradition et changement de
paradigme (édition augmentée), Les Presses de l’Université de
Montréal, Montréal, 2023, isbn : 978-2-7606-4857-9, https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/12-editionscritiques/conclusion.html.
version 0, 27/03/2023
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À qui souhaitait se lancer dans l’édition critique d’un texte classique, Martin L. West adressait cet avertissement au début de la deuxième partie de son ouvrage intitulé Textual Criticism and Editorial Technique, paru en 1973 (voir chapitre 3) :
Is your edition really necessary ? That is the first question. Sometimes a new edition may be called for simply because no existing one is easily available to a certain sector of the public – schoolchildren, Poles, or scholars at large. If it is not a question of filling some such gap, a new edition can only be justified if it represents a marked advance on its predecessors in some respect, whether in the fullness, accuracy or clarity with which the evidence for the text is presented, or in the judiciousness with which it is used in constituting the text. The intending editor must therefore be clear, first of all, that he is able to contribute something for which the critical world will be grateful. All too often editions of classical authors appear that are not only no better but distinctly worse than existing editions. Sometimes this is due to carelessness in reporting the evidence or in correcting the printer’s proofs. The commonest cause, however, is lack of competence in fundamental matters such as language, style and metre (1973, 61).
Votre édition est-elle réellement nécessaire ? Telle est la première question. Il arrive qu’une nouvelle édition soit demandée tout simplement parce qu’aucune n’est aisément accessible à un public donné – écoliers, Polonais ou universitaires en général. S’il ne s’agit pas de combler un défaut de ce genre, une nouvelle édition ne peut être justifiée que si elle marque une avancée sur celles qui la précèdent à un titre quelconque: qu’il s’agisse de l’abondance, la précision ou la clarté des éléments sur lesquels le texte est présenté, ou de la sagacité dont on a usé pour établir le texte. Celui qui se présente comme l’éditeur doit donc avant tout montrer clairement qu’il est en mesure d’apporter une contribution qui lui vaudra de la reconnaissance dans le monde des éditions critiques. Bien trop souvent paraissent des éditions d’auteurs classiques qui, loin d’être en rien meilleures que celles qui existent, sont même nettement plus mauvaises. Cela tient parfois à la négligence dans la présentation des témoignages ou lors de la correction des épreuves. La cause la plus répandue est cependant le défaut de compétence dans des disciplines fondamentales telles que la langue, le style ou la métrique.
Il y a cinquante ans, West (1973) regrettait donc déjà la mauvaise qualité de certaines éditions imprimées. À lire certains des comptes rendus qui paraissent aujourd’hui dans les revues savantes, il semble que la situation n’a pas changé depuis ce temps-là. Mais au-delà de la distinction entre les bonnes et les mauvaises éditions – ou entre les bons et les mauvais éditeurs – , ce passage permet d’insister sur la nature même du travail d’édition, lequel, comme on l’a dit, relève bien plus de l’art que de la scienceVoir chapitre 2.↩︎. C’est donc à juste titre que West (1973) insiste sur des qualités telles que « la précision ou la clarté » (accuracy or clarity) dans la présentation des sources, ou encore la « sagacité » (judiciousness) qui doit prévaloir dans les choix qui conduisent à l’établissement du texte édité. D’une édition à l’autre, qu’elle soit imprimée ou numérique, le travail sur les sources est d’ailleurs toujours recommencé sur nouveaux frais. Les éditions précédentes prennent alors un nouveau statut et viennent s’ajouter aux sources étudiées dans la partie de la notice qui porte sur l’histoire du texteVoir chapitre 2.↩︎. C’est l’occasion de découvrir que les collations précédentes ne sont ni complètes, ni exemptes d’erreurs matérielles ou de fautes d’interprétation. B. Bureau insiste sur la place grandissante prise par les technologies de reconnaissance des écritures manuscrites (HTR, Handwritten Text Recognition) dans l’édition des textes, mais il en relève aussi à juste titre les limitesVoir chapitre 4.↩︎. On ajoutera que ce procédé change profondément la nature du travail philologique quand il porte sur les écritures manuscrites. Une fois le texte numérisé et transformé en chaînes de caractères, le contact de l’intelligence humaine avec l’objet manuscrit cesse en effet d’exister. C’est là une perte considérable car c’est à force de patience dans le travail de collation que l’on conserve la mémoire de la disposition des textes, des mains et des corrections. On est ainsi immédiatement en mesure d’établir des relations philologiques entre manuscrits d’après le souvenir que l’on conserve de telle correction, telle disposition ou tel ductus particulier. Il peut donc arriver que les progrès technologiques se fassent au préjudice des bénéfices que seuls le contact direct avec les sources et l’expérience permettent d’acquérir.
L’importance primordiale qui est celle de l’application de la pensée et de la pratique dans la critique textuelle ne doit cependant faire oublier ni quel fut le contexte culturel de l’histoire occidentale qui lui donna naissanceVoir not. chapitre 1.↩︎, ni les différentes approches théoriques qui se sont succédé depuis le XIXe siècle, non pas pour en changer la nature mais pour l’acclimater aux besoins des différentes disciplines universitairesVoir chapitre 7.↩︎. Dans le même ordre d’idées, on aurait aujourd’hui grand tort de mésestimer les multiples bénéfices que lui offre l’ère numérique.
Mais, comme l’ont montré les différents chapitres de ce livre, le numérique ne constitue pas un ensemble d’outils ou d’approches uniformes et encore moins neutres. Faire de l’édition numérique conduit à toujours se poser la question des modèles épistémologiques et des choix éditoriaux et philologiques qu’impliquent les différentes approches et méthodologies : à partir du choix du format d’écriture et d’encodage, en passant par les protocoles d’écriture et d’annotation, jusqu’aux modes de visualisation et d’affichage. Le fantasme du numérique comme outil transparent, exhaustif, neutre et omnipuissant est peut-être utile dans le discours commercial qui nous pousse à acheter de nouveaux appareils chaque jour, mais il n’a rien à voir avec les pratiques numériques savantes. L’édition critique a toujours constitué le lieu privilégié de croisement entre techniques d’écriture et réflexion théorique sur les textes : les environnements numériques ne font pas exception et, au contraire, posent à nouveau avec force la question du rapport entre techniques, matérialité des textes et interprétation.
Références
Robert Alessi
Membre statutaire de l’Unité Mixte de Recherche « Orient & Méditerranée » (CNRS UMR 8167, Paris). Son travail porte sur l’édition des textes médicaux grecs et arabes, l’histoire de la médecine, mais aussi sur l’informatique appliquée aux études classiques. Il a conçu plusieurs logiciels de saisie d’éditions critiques multilingues destinées à l’impression et à l’export au format TEI xml.
Marcello Vitali-Rosati
Professeur titulaire au département des littératures de langue française de l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques. Il développe une réflexion philosophique sur les enjeux des technologies numériques : le concept de virtuel, l’identité numérique, les notions d’auteur et d’autorité, les formes de production, légitimation et circulation du savoir à l’époque du web, et la théorie de l’éditorialisation.